En Tunisie, la mutation du paysage politique connaît son énième avatar. Lundi 5 novembre, Youssef Chahed, le chef du gouvernement tunisien, a annoncé la composition de son nouveau gouvernement, destiné à rendre compte des nouveaux équilibres au pouvoir.
Près d'une vingtaine de départements, ministères et secrétariats d'État, sont concernés par ce remodelage, le plus large depuis l'investiture du chef du gouvernement, à l'été 2016. Sur le plan politique, le remaniement sanctionne surtout la victoire des partisans du maintien de Chahed, composés principalement par le parti islamiste Ennahda, des transfuges du parti présidentiel et une partie de l'opposition.
Dans cette crise politique qui a éclaté au printemps dernier, ceux-ci ont opposé à leurs adversaires, le parti présidentiel Nidaa Tounes et nombre d'organisations nationales, la nécessaire «stabilité gouvernementale», à environ un an des prochaines élections générales.
Nombre de ministères stratégiques ont pourtant été épargnés par le remaniement. Parmi eux, les Affaires étrangères et la Défense, véritable domaine réservé du Chef de l'État, puisque la Constitution impose une «concertation» avec le Président. Pourtant, par la voix de ses conseillers, le Président Béji Caïd-Essebsi (BCE) a refusé ce remaniement, allant jusqu'à le qualifier de passage en force, puisqu'il n'a pas été consulté. Pour Adnan Limam, ancien professeur de Droit public à l'Université de Tunis, joint par Sputnik, le geste de BCE est sans objet.
«La Constitution ne donne au Président aucun droit de regard sur la composition du gouvernement. Si ce n'est le droit d'être consulté quand il s'agit du ministère de la Défense et des Affaires étrangères. Dès lors, son refus ou son acceptation n'a aucun sens sur le plan constitutionnel.»
En temps normal, c'est-à-dire «présidentialiste», marqué par une coïncidence des majorités parlementaire et présidentielle, le Chef de l'État aurait eu son mot à dire sur toutes les nominations au gouvernement, aussi bien les postes-clés que pour les seconds couteaux. Toutes… ou presque, puisqu'il s'agit aussi de négocier avec les partenaires au pouvoir. Dans cette Tunisie postrévolutionnaire, convertie au parlementarisme mosaïste, le consensus est de mise. Le gouvernement se doit d'être ainsi le reflet, éclaté, de l'Assemblée.
Sauf qu'une harmonie, déséquilibrée, mais certaine, a régné, malgré tout, entre les deux têtes de l'exécutif depuis les élections de 2014. Avec Habib Essid, d'abord, et ensuite avec Youssef Chahed. La crise du parti présidentiel Nidaa Tounes a toutefois, affaibli la position présidentielle, en agissant sur son véritable atout: la majorité parlementaire. L'arithmétique parlementaire initiale qui a permis au Président la nomination de Chahed et son maintien en orbite, est désormais inopérante pour le limoger ou faire pression sur lui.
«Dans les faits, le Président de la République tire l'essentiel de ses pouvoirs, non pas de sa qualité de chef d'État élu, mais de chef de la majorité parlementaire. C'est ce qui lui permet de s'attribuer des prérogatives constitutionnellement dévolues au Chef du gouvernement. Aujourd'hui, on bascule dans la cohabitation, qui a pour avantage de permettre une application littérale de la Constitution. Chacune des deux têtes de l'exécutif se retranchera dans ses prérogatives constitutionnelles», précise ce spécialiste de droit public.
Entre le fils prodige, déniché par BCE en 2016 contre toute attente et le fils prodigue, qui a dilapidé la réserve parlementaire, le différend est officialisé, le 29 mai dernier, avec un Ecce homo lancé par Chahed, dans un discours retransmis par la télévision nationale, en désignant Hafedh Caïd Essebsi comme premier responsable de la crise qui «a détruit le parti» et ébranlé les institutions étatiques. Les hostilités ont ainsi éclaté au grand jour, après avoir longtemps nourri les spéculations dans les forums publics et médiatiques.
Plus difficile, en revanche, de situer le moment exact où l'ancien protégé de Béji Caïd-Essebsi a été «adoubé» par Ennahda, qui avait opposé son veto à son départ. Sa position politique s'est ensuite renforcée par les déçus de Nidaa Tounes venus renflouer ses rangs, en composant un bloc parlementaire prêt à lui accorder l'absolution pour le parricide qu'il venait de commettre. Le vote de confiance consécutif à un remaniement est toutefois une procédure à laquelle Chahed n'est pas du tout tenu sur le plan constitutionnel, d'après Limam, même si «c'est toujours bien, politiquement, de parader avec une nouvelle majorité qui est acquise».
«Quoiqu'il en soit, nous nous retrouvons avec une nouvelle Troïka au gouvernement [du nom de la coalition au pouvoir de 2011 à 2014, dominée par Ennahda, ndlr], avec toujours Ennahda en facteur [multiplicateur, ndlr]», compare ce spécialiste de droit public.
Si les irréductibles de Nidaa Tounes ont été chassés du gouvernement, Chahed en a gardé une quelques uns, «soit parce qu'il les a jugés récupérables, soit pour mieux enfoncer le clou, en favorisant la division au sein du parti présidentiel, qui les sommera de choisir entre le gouvernement ou le parti», prévoit Limam.
Plus étonnante, en revanche, l'entrée au gouvernement de Machrou Tounes, fondé en mars 2016 par des dissidents de Nidaa, «trahis» par l'alliance avec Ennahda nouée au lendemain des élections. Depuis sa création et jusqu'aux dernières semaines, Machrou Tounes a d'ailleurs fait de la critique des islamistes son cheval de bataille. À en croire les derniers développements, le parti de Mohsen Marzouk affectionne plutôt les chevaux de course.
«Cela montre que les positions sont très flottantes et que la défiance vis-à-vis d'Ennahda n'est qu'un simple prétexte pour justifier retraits et revirements. En réalité, ceux-ci ne sont conditionnés que par une seule chose: les postes gouvernementaux et le positionnement dans l'optique des prochaines échéances électorales», regrette Adnan Limam.
«Nous avons affaire à une personne —Béji Caïd Essebsi- dont l'avenir politique est derrière lui et je ne crois pas que la majorité des Tunisiens pensent à lui comme une option d'avenir. D'autant plus qu'il est pénalisé par son parti-pris en faveur de son fils, désormais de notoriété commune. Par ailleurs, nous avons une spécificité en Tunisie, qui fait que c'est plutôt le Chef du gouvernement qui est le chouchou des sondages. Sans compter le fait que le jeune âge de Chahed pourrait jouer en sa faveur. L'image véhiculée étant celle d'un jeune qui a pris les choses en main, contre les caciques».
…. et grâce aux caciques. Ceux de l'autre bord. Les islamistes d'Ennahda voient-ils déjà en Chahed un jockey qui drivera pour leur compte à la présidentielle de 2019? Le chef du gouvernement, lui, s'y voit déjà… en complet bleu —couleur d'Ennahda-, qui était du dernier cri. Celui poussé dans le congrès de l'été 2016, et affirmant la vocation moderne et civile d'Ennahda. Même si elle est tue par les partisans de Chahed, l'ambition est légitime. Après tout, d'autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d'argent…