Abandonnés, affamés, sans accès à l'eau… Les milliers de migrants, réfugiés et demandeurs d'asile enfermés à Tripoli dans les centres de détention du ministère de l'Intérieur sont dans une situation dramatique.
Vivant déjà dans des conditions très difficiles, leur quotidien est rendu plus sombre encore par les violences qui touchent la capitale libyenne depuis plus d'une semaine. Des milices rivales s'affrontent pour le contrôle de la ville, combats de rues et duels à l'arme lourde mettent en danger migrants et civils.
Sputnik France: Quel impact ont les combats sur la vie des migrants détenus dans les centres de rétention libyens?
Hassiba Hadj Sahraoui: Certains établissements sont proches des combats et beaucoup de leurs occupants se retrouvent pris entre deux feux. Ils sont parfois abandonnés par leurs gardes et laissés sans eau ni nourriture. Nous parlons aussi d'enfants, de vieillards, de femmes enceintes.
Après notre intervention et celles d'autres d'ONG, un certain nombre de détenus ont été déplacés vers d'autres centres.
Cela ne fait qu'accroître le problème de la surpopulation carcérale, qui provoque lui-même d'autres catastrophes aux niveaux hygiène et sanitaire. Énormément de maladies circulent, l'accès à l'eau potable est très limité. Nous intervenons afin de fournir des équipements médicaux et des soins, ainsi que des services en eau et assainissement. Nous fournissons parfois de la nourriture dans les situations d'urgence. Mais ce n'est pas suffisant et souvent il est déjà trop tard.
Sputnik France: Combien de migrants sont-ils détenus à Tripoli?
Hassiba Hadj Sahraoui: Il est très difficile d'obtenir des données précises, mais le chiffre de 8 à 9.000 personnes circule. Il faut rappeler qu'il n'existe aucun système d'enregistrement fiable des détenus. Des personnes entrent et sortent, y compris en payant des pots-de-vin aux gardes. Il est donc très difficile d'évaluer précisément leur nombre. Nous savons en revanche qu'en 2018, les gardes-côtes libyens ont intercepté près de 20.000 personnes qui ont été ramenées vers ces centres de détention.
Sputnik France: Quel type de population occupe ces centres? D'où viennent-ils?
Sputnik France: Combien de temps restent-ils dans ces centres?
Hassiba Hadj Sahraoui: Sachant qu'il n'existe aucune autre perspective de libération que le fait d'être rapatrié dans le pays d'origine, cela peut durer longtemps, de plusieurs mois à plusieurs années. Le pire est pour ceux qui sont détenus par des réseaux criminels. Nous avons des témoignages de personnes ayant été retenues quatre ans dans des camps de trafiquants d'êtres humains.
En ce moment, on assiste à une accélération des retours, avec notamment l'Organisation internationale pour les migrations qui a mis sur pied davantage de vols pour assurer les rapatriements dits «volontaires» des personnes vers leurs pays d'origine. Mais quand on vous laisse le choix entre rester dans un centre de détention et repartir d'où vous êtes venus, difficile de parler de «choix volontaire». Le plus problématique concerne les personnes qui proviennent de pays en conflit et qui n'ont que très peu de possibilités de retourner chez elles. Elles se retrouvent dans une impasse.
Sputnik France: Les migrants sont-ils victimes de violence de la part des autorités libyennes?
Hassiba Hadj Sahraoui: Cela dépend des centres de détention. Beaucoup des personnes auxquelles on a affaire on fait l'expérience de la violence. Elle peut provenir aussi bien des gardiens des centres que des trafiquants ou de la rue. Quand vous êtes Noir en Libye, il est très difficile de pouvoir circuler librement et en sécurité sans vous faire harceler et extorquer.
Beaucoup de nos patients ont subi des tortures afin de leur soutirer plus d'argent, à eux ou à leur famille. Nous constatons beaucoup de marques de sévices et de mutilations lors de nos consultations. De nombreux migrants ont également subi de graves traumatismes psychologiques.
Sputnik France: Plusieurs cas de véritables marchés aux esclaves ont été rapportés en Libye. Est-ce un phénomène d'ampleur? Tripoli est-elle concernée?
Hassiba Hadj Sahraoui: Nous avons une vision réduite de ce qui se passe en dehors des centres, mais il ressort des discussions que l'on peut avoir avec nos patients que la traite des êtres humains en Libye est une réalité. Plusieurs nous ont clairement dit «on m'a vendu» ou «on m'a acheté». C'est quelque chose qui semble assez commun dans leur expérience.
Concernant les conditions dans lesquelles ils disent avoir été vendus, elles peuvent être très différentes. Il faut savoir que beaucoup passent entre les mains de différents groupes criminels, sans trop savoir qui les détient ou qui les a capturés et pour quelle somme ils ont été échangés. Mais cette idée de vente et d'achat est omniprésente dans le discours des migrants.
Sputnik France: Beaucoup d'observateurs regrettent la chute de Kadhafi et soulignent que la situation était meilleure quand le pays était sous son contrôle. Que leur répondez-vous?
Sputnik France: Dans un récent communiqué, vous appelez les gouvernements européens à «prendre leurs responsabilités». Que demandez-vous précisément?
Hassiba Hadj Sahraoui: Nous sommes dans une situation d'urgence et en pleine catastrophe humanitaire. Il s'agit de pouvoir évacuer ces personnes en danger au plus vite. Ensuite, il faut accélérer le traitement des demandes d'asile de manière à ce que tous ces individus qui ont besoin de protection internationale puissent quitter la Libye le plus rapidement possible.
Sputnik France: Vous accusez l'Europe de pratiquer un double jeu…
Hassiba Hadj Sahraoui: C'est évident. On a vu Bruxelles dépenser beaucoup d'argent et mettre beaucoup d'efforts pour soutenir les garde-côtes libyens au soi-disant motif qu'ils sauvaient des vies. La vérité est qu'ils sont bien contents de ne pas voir débarquer des demandeurs d'asile sur leurs côtes. Nous en voulons pour preuve l'extension de la zone d'action des garde-côtes libyens de façon à ce qu'ils puissent intercepter le plus de personnes possible. On constate d'ailleurs une chute drastique des arrivées de migrants en Europe.
Sputnik France: Le climat politique n'est pas très propice à la réalisation de vos objectifs: Matteo Salvini en Italie, l'Autriche qui veut fermer les ports de l'UE aux migrants, les manifestations anti-immigration en Allemagne, etc. Vous n'avez pas peur que la porte soit fermée?
Hassiba Hadj Sahraoui: Nous demandons aux politiques de se baser sur des faits au lieu de surfer sur la vague populiste et d'attiser la haine. Ils doivent envisager des politiques plus humaines et mieux pensées. Nous souhaitons également que les peuples européens soient mieux au courant de la situation des réfugiés, de leurs conditions de détention et des sévices qu'ils subissent.
Sputnik France: Récemment, quelque 6.000 personnes ont défilé en Allemagne contre l'immigration et certains tenaient des portraits de victimes de migrants. Ces victimes sont bien réelles. Que répondez-vous à ceux qui assurent, statistiques en mains, que l'Europe est confrontée à une montée des violences perpétrées par les demandeurs d'asile?
Hassiba Hadj Sahraoui: Je pense qu'il est très générique de parler de montée des violences. Quand on regarde la situation de plus près, le profil des auteurs, les motivations, etc., nous n'arrivons pas à cette conclusion. La majorité des personnes qui fuient la violence et les conflits armés ne désire qu'une chose: pouvoir vivre en paix et en sécurité, avoir une éducation pour leurs enfants ainsi qu'un nouveau départ.
Je pense que de très dangereux amalgames sont en train d'être faits en Europe. Que les États puissent contrôler qui entre et qui reste sur leur territoire reste leur prérogative, mais cela doit se faire dans le cadre du respect du droit international.