«Haute trahison»: parlant de journalistes, l'accusation qui sonne mal à des oreilles françaises, évoquant plus l'affaire Dreyfus que les révélations sur le Mediator ou les comptes aux Bahamas de tel ou tel responsable politique.
Europe
L'Ukraine n'en est d'ailleurs pas à son coup d'essai en matière d'inculpation de journalistes pour «haute trahison».
On se souvient ainsi de Ruslan Kotsaba, inculpé en 2015 pour son appel public à boycotter la mobilisation militaire annoncée par le gouvernement de Petro Porochenko. L'accusation a notamment reproché à Ruslan Kotsaba d'avoir accordé des interviews aux médias russes. Condamné en 2016 à 3,5 ans de prison, il a finalement été acquitté, en appel après avoir passé 524 jours en détention.
Vassily Mouravitski, bloggeur et journaliste de l'agence d'information Rossiya Segodnya, a lui été inculpé en août 2017 pour le même chef d'accusation, au motif que certains de ses articles «ont été publiés par six sites internet dirigés depuis le territoire russe». Arrêté à la maternité lors de l'accouchement de sa femme, Muravitsky subit, selon sa défense, un procès inéquitable, et reste en détention provisoire dans des conditions déplorables. Très affaibli par le traitement, Muravitsky ne cesse de clamer son innocence et refuse d'admettre sa culpabilité qui lui permettrait d'être échangé contre les prisonniers ukrainiens.
L'ONG Reporters sans Frontières (RSF) avait d'ailleurs appelé à sa libération, indiquant qu'«on ne saurait criminaliser la simple collaboration avec un média ou l'expression d'opinions qui dérangent.»
Le cas d'Igor Goujva a connu plus de retentissement, puisque, en plus d'inculpations, il sentait sa vie menacée. Le rédacteur en chef du site ukrainien Strana.ua a donc demandé l'asile politique en Autriche.
De son côté, la République populaire autoproclamée de Lougansk (LNR), l'un des deux territoires séparatistes de l'est de l'Ukraine, a pour sa part condamné un journaliste ukrainien à 14 ans de prison pour trahison et pour aurait propagation via les réseaux sociaux de «messages incitants à la haine envers les citoyens russes». Il s'agit du blogueur Eduard Nedelyaev, plus connu dans les réseaux sociaux sous le nom d'Edward Ned.
La Biélorussie a aussi inculpé un journaliste, Alexandre Alessine, pour haute trahison. Il avait été remis en liberté en 2014 dans l'attente d'un procès pour lesquelles les charges de haute trahison avaient été abandonnées, mais pas celles d'espionnage.
Plus étonnant, au vu des mœurs démocratiques très policées de ce pays, l'Allemagne a aussi récemment connu une affaire de journalistes inculpés de haute trahison, mais il est vrai que l'on touchait là à des questions liées au renseignement. Markus Beckedahl, fondateur du blog Netzpolitik et l'un de ses auteurs, Andre Meister, ont été accusés de «haute trahison» par la Justice allemande. La pression d'une partie de la classe politique et de la presse en leur faveur conduira à la suspension de l'enquête qui les visait pour avoir révélé des projets de surveillance en ligne des services de sécurité allemands.
Caucase, Moyen-Orient et Asie
En janvier 2016, la Cour suprême d'Azerbaïdjan confirmait la condamnation à cinq ans de prison d'Hilal Mammedov, rédacteur-en-chef de Tolishi Sado, prononcée en 2013. RSF considère que M. Mammedov est en fait un prisonnier politique. Des cas similaires émaillent régulièrement l'actualité de ce pays, comme celui de Raouf Mirkadyrov condamné à six ans de prison en mars 2016.
Plusieurs journalistes sont sous le coup d'accusation de haute trahison ou de chefs d'inculpation voisins. Murat Sabuncu, rédacteur en chef du quotidien «Cumhuriyet» et Ahmet Şik, journaliste d'investigation de ce même média sont ainsi inculpés d'«aide à des groupes terroristes», mais ont été remis en liberté provisoire. Le patron du quotidien, Akin Atalay, quant à lui, reste en détention.
En février dernier, ce sont trois journalistes de renom (les frères Ahmet et Mehmet Altan et la journaliste Nazli Ilicak) qui ont été condamnés à perpétuité pour «tentative de renversement de l'ordre constitutionnel», pour leur supposée implication dans le putsch raté de 2016.
Même le petit Liban avait en 2001 lancé un procès de ce type contre Raghida Dergham, la correspondante à New York du Al-Hayat, un quotidien basé à Londres. Le procès de la journaliste d'origine libanaise reposait sur le fait qu'elle avait participé à la même table ronde que Uri Lubrani, l'ancien coordinateur des activités israéliennes au Sud-Liban.
Il n'est cependant pas toujours nécessaire de prendre la plume ou le micro pour être inculpé de haute trahison. En Inde, un crayon peut suffire, comme en fait l'expérience en 2012 Aseem Trivedi. Ce caricaturiste avait en effet tourné en dérision les institutions indiennes, ce que celles-ci avaient jugé inacceptable.
Le Pakistan voisin a connu aussi son lot de journalistes inculpés pour haute trahison, à l'exemple de Najam Sethi en 1999. À l'exemple de plusieurs de ses confrères, il avait été interviewé peu de temps auparavant par la BBC dans le cadre d'une enquête sur la corruption au plus haut niveau de l'État.
Afrique
Si dans la plupart des cas cités, les journalistes risquent de longues peines de prison, en Algérie, Marzoug Touati risque la peine de mort. Arrêté en janvier 2017 pour «discussion avec des agents d'une puissance étrangère avec l'intention de causer du tort à l'armée, les relations diplomatiques et les intérêts financiers algériens» et pour «incitation des citoyens algériens à porter des armes et à se rassembler illégalement», le journaliste du site d'information Al-Hogra encours jusqu'à 20 ans de prison pour le premier chef d'inculpation et la peine capitale pour le second. Il lui est notamment reproché d'avoir interviewé Hasan Kaabiah, un porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères, qui affirmait que Tel-Aviv disposait d'un bureau de liaison à Alger dès avant les années 2000.
La peine capitale, c'est aussi ce que risque Kamel Al-Tallou, un journaliste de la chaîne qatarie Al Jazeera arrêté en Libye en 2011. Mouammar Kafhadi aurait donné l'ordre de condamner à mort le journaliste et de l'exécuter sur-le-champ, dénonçait à l'époque RSF, mais Sputnik n'a pu trouver confirmation de son exécution.
Augustine Okello, alias «Rouks», présentateur de la station Rhino FM avait lui aussi été inculpé en 2011 de trahison par l'Ouganda et risquait lui aussi aussi la peine de mort. Selon les autorités, il aurait mené des «activités subversives» dans le cadre d'une enquête sur la mort suspecte du Colonel dissident Edison Muzoora. En mars 2018, les charges de haute trahison avaient été abandonnées contre lui au profit de «maltraitance sur inférieur».
Abdimalik Yusuf, président du groupe de presse Shabelle, Mohamud Mohamed Dahir, directeur de SkyFM et Ahmed Abdi Hassan, rédacteur en chef adjoint de Radio Shabelle, verront-ils aussi leurs chefs d'inculpation allégés? Arrêtés en 2014 pour «haute trahison» en Somalie, ils risquaient eux aussi la peine de mort. Entre les violences des groupes armés et les arrestations arbitraires, la situation des journalistes en Somalie préoccupait RSF au point d'envoyer en 2016 une lettre ouverte à François Hollande à ce sujet.
Une vague d'arrestations qui n'est pas rare dans ce pays. Le 14 février dernier, Eskinder Nega, accusé en 2012 de haute trahison et d'infractions liées au terrorisme, avait été libéré après avoir purgé un tiers de sa peine. Il fait partie de milliers d'opposants arrêtés, dont certains ont été torturés, selon leurs témoignages.
Jean-Claude Kavumbagu, rédacteur en chef du site d'information Net Press encourait la perpétuité pour trahison, après son arrestation en 2010 au Burundi. En cause, un article où il écrivait que «si les miliciens shebab voulaient tenter quelque chose dans notre pays, ils y réussiraient avec une facilité déconcertante tellement nos forces de défense et de sécurité brillent par leur capacité à piller et à tuer leurs compatriotes, plutôt que de défendre leur pays.» Il aura finalement écopé de huit mois de prison.
Des «forces diaboliques» occupées à «répandre de fausses nouvelles»: à en croire les déclarations d'Abdel-Fattah El-Sissi en février dernier, en Égypte, on ne plaisante pas avec les journalistes et blogueurs accusés de critiquer l'État et les forces de sécurité. Le Président égyptien accusait ses détracteurs de la presse de «haute trahison», même si les dizaines de journalistes arrêtés ne l'étaient pas sous ce chef d'inculpation, mais plutôt de «troubles à l'ordre public» et pour «publication et diffusion de mensonges».
Si ces chefs d'inculpation sont moins graves, ils évoquent irrésistiblement les mesures anti-journalistiques et réseaux sociaux prises notamment en Allemagne, par l'UE ou bientôt par la France.