Rage et émotion, la mort d’un jeune supporter tunisien bouleverse le pays

© Sputnik . Natalia Seliverstova / Accéder à la base multimédiaФлаги Туниса.
Флаги Туниса. - Sputnik Afrique
S'abonner
Toujours beaucoup d’émotion dans la mobilisation autour de la mort d’un jeune supporter suite à un présumé abus policier. Un drame loin d’être anodin dans ce pays où les collectifs de supporters ont un poids considérable et où une mort liée à un présumé abus policier avait provoqué, il y a quelques années, un soulèvement populaire.

En Tunisie, l'émotion est toujours vive 10 jours après le drame. Une déclaration publique, distillée sur un ton sec, passe chez les plus sceptiques pour un aveu que l'on ne se résout pas à lâcher. Dans une intervention téléphonique sur la chaîne privée M-Tunisia TV, le porte-parole du ministère de l'Intérieur a indiqué que la justice s'était saisie de l'affaire, qu'une enquête interne avait été ouverte au niveau du ministère de l'Intérieur. Il n'a pas commenté les témoignages accablant les policiers, réduits, dans sa bouche, à de «simples versions des faits.»

«Devant les tribunaux des réseaux sociaux et les tribunes médiatiques, nous sommes regardés comme des accusés […] Mais je peux vous assurer que tous ceux qui ont fauté, et dont la faute a été prouvée, n'échapperont pas à la sanction», a finalement lâché le colonel major Chibani Ben Khelifa en refusant, toutefois, de fournir sa «propre version des faits» ni les conclusions préliminaires de «l'enquête administrative.»

Le 31 mars, Omar Lâabidi, 19 ans, supporter du Club Africain, meurt noyé dans le fleuve de Oued Méliane, à quelques kilomètres du Stade de Radès, où il était venu assister à un match de championnat. Selon plusieurs témoignages concordants, à la suite d'une altercation à la mi-temps entre supporters, il est lâché en dehors du stade, puis poursuivi, avec d'autres, par des policiers, sur une distance de quelques kilomètres. Encerclé, le jeune homme aurait été poussé dans le fleuve.

«Les flics aux trousses, il marque un temps d'arrêt au bord du cours d'eau et se retourne vers le policier qui était sur ses talons en s'exclamant: "Je ne sais pas nager!" Dans un mépris total et malgré ses cris et ses implorations de l'emmener au poste de police ou de le laisser partir, le jeune Omar est poussé à se jeter à l'eau quand son bourreau lui enjoint cyniquement d'y plonger et d'apprendre à nager! "Ta'allem oum!" [apprends à nager, ndlr]», rapporte le comité de soutien à Omar Laabidi, dans une déclaration dont Sputnik a eu copie.

Une version qui n'est pas confirmée par la police. Il n'en fallut pas plus pour que le Hashtag #Apprends_à_nager envahisse les plateformes numériques en Tunisie. Une campagne est lancée, de même qu'une pétition rassemblant des milliers de signataires. D'autres hommages au jeune lycéen noyé fusaient, par ailleurs, jusqu'à des sketches, des photos reproduisant le hashtag et venues du monde entier ou des caricatures faisant allusion à la boutade imputée aux policiers, et devenue, depuis, tristement célèbre.

​Mais le gros de l'hommage venait surtout du monde du sport, toutes disciplines et tous clubs confondus…

« Paix à ton âme Omar» peut-on lire sur les maillots de cette équipe féminine de Handball.

C'est que depuis le 31 mars, parallèlement à la toile qui ne décolère pas, les rencontres sportives sont devenues l'occasion de dénoncer ce drame et d'exiger la vérité sur les circonstances qui l'ont provoqué. Dans cette vidéo, on voit les «ultras marines» du Club athlétique bizertin (CAB) mimant devant des policiers stoïques des mouvements de nage libre en scandant: «Je sais nager!»

Au tour des Magicos Green stars, les ultras de la JSK (Jeunesse sportive de Kairouan), d'afficher à travers un portrait géant à l'effigie d'Omar, leur «total soutien» avec ceux qui pourraient être leurs frères d'armes. Ici, le champ lexical est, en effet, on ne peut plus guerrier: résistance, combat, rassemblement…

Pour calmer un peu les esprits, le Chef du gouvernement a enjoint deux ministres, dont celle du Sport, à rencontrer la mère d'Omar. Pour Haythem «Cuba», membre du même groupe Ultra, North Vandals, d'Omar, il s'agit clairement d'une démarche qui s'inscrit dans une logique palliative.

«Soit qu'il y a une espèce de grosse embrouille qu'on essaie de nous cacher, soit qu'on table sur un oubli de notre part, pour qu'on lâche l'affaire. Je pense qu'on veut noyer le poisson. Nous concernant, on refuse de glisser vers la logique de la violence. On obtiendra justice pour Omar par la voie légale. C'est l'état d'esprit qui anime notre public qui a prouvé qu'il est doté d'un grand sens de la responsabilité», a déclaré Haythem à Sputnik.

Les «ultras» de ce grand club tunisien, tous groupes confondus, représenteraient quelque 10.000 personnes. Pour eux, comme pour des ultras d'autres clubs tunisiens, la mort du jeune supporter est venue exacerber une frustration palpable depuis longtemps. Un cercle vicieux où viennent s'alimenter mutuellement intimidations et violences policières, provocations et agressions des supporters. Autant dire qu'assister à un match devient une entreprise périlleuse. Pour Lotfi, policier avec plusieurs années de service et coutumier de ces altercations,

«les policiers ne viennent pas de la planète Mars, mais sont bien des enfants de ce pays! Le ras-le-bol social, eux aussi y sont confrontés. Chez nous aussi, il y a des dérives, comme il y en a de l'autre côté. Alors, on essaie de faire du self-control autant que faire se peut, mais parfois, dans le feu de l'action, quand on reçoit des projectiles sur la tête, ou qu'on voit un collègue pris à partie par un groupe de supporters, ce n'est pas toujours évident. Et chez nous aussi, ça laisse des séquelles à l'endroit des supporters en tant que masse! Et cela se répercute après. C'est un cercle vicieux qui dure depuis des années!», a déclaré ce policier à Sputnik.

En 2006, des supporters de deux équipes (Espérance Sportive de Tunis et Étoile Sportive du Sahel) se croisent au niveau de la station de péage d'une autoroute, sur le tronçon reliant Tunis à Sousse. Les deux équipes venaient de jouer, chacune, à l'extérieur. Une violente rixe éclate, des blessés sont enregistrés. Mohamed Achab dirigeait à l'époque le Stade Tunisien, un des clubs historiques de la Tunisie. Il se souvient avoir été invité, le surlendemain, avec tous les présidents de clubs sportifs, à une réunion avec le ministre du Sport, Abdallah Kâabi.

«J'ai calmé les ardeurs du ministre en relevant que la violence dans les stades était une question complexe. Le problème réside, notamment, dans le fait que le cadre légal est bancal. Des sanctions sont toujours prévues à l'encontre des dirigeants, entraîneurs ou joueurs, mais pas contre les supporters, à la manière des listes noires qui sont établies dans certains pays à l'encontre des supporters hooligans», a souligné Achab à Sputnik.

«Une équation à variables multiples» puisque, poursuit Mohamed Achab, les autorités ne réagissent pas promptement lorsqu'elles sont saisies par les dirigeants de clubs pour poursuivre des éléments perturbateurs, qui n'épargnent pas d'ailleurs, quand ils sont mécontents, les dirigeants de leurs propres clubs, voire l'entraîneur ou les joueurs.

«Toutefois, il arrive aussi que certains dirigeants interviennent eux-mêmes auprès de la police pour faire libérer des fauteurs de troubles appréhendés. Une façon de gagner la sympathie des supporters. Mais ce genre de pratiques ne résout rien, et ne fait qu'alimenter le problème», regrette Mohamed Achab.

Véritable baromètre de la tension sociale régnant dans le pays, «le ras-le-bol exprimé dans les stades contre la police avait préfiguré l'éclatement de la révolution de 2010», rappelle à Sputnik Myriam Didier, membre de Takriz, un collectif de cyberdissidents anonymes à l'époque de Ben Ali. Dans une interview publiée sur leur site, le porte-parole des Curva Sud, les «Ultras» de l'Espérance sportive de Tunis (EST), l'autre grand club de Tunis, croit à la corrélation, dur comme fer.

«Les groupes ultras par contre n'ont jamais eu peur ni de Ben Ali ni de sa police. Au départ, ils étaient neutres et voulaient uniquement vivre leur passion au stade, en toute liberté. Mais le régime de Ben Ali refusait la Liberté et les rassemblements sous toutes les formes. Il a commencé à réprimer les groupes […] Depuis 2007, pratiquement chaque match se terminait par un affrontement entre supporters et forces de l'ordre. La police a commencé à paniquer et accentuer la répression pour arriver à son apogée en 2009/2010», a rappelé Seif Allah Ben Meftah, avocat de son état, et porte-parole des Curva Sud, qui rassemble tous les groupes ultras de l'Espérance.

Et ce qui devait arriver arriva. Le 8 avril 2010, à l'occasion d'un match de championnat, un affrontement violent éclate entre policiers et supporters espérantistes. Plusieurs dizaines de blessés sont déplorés, notamment parmi les forces de l'ordre. Cet incident qui aurait entamé l'image imbattable «de l'État policier», selon l'avocat, eut lieu huit mois avant la révolution. Il en aurait été, toujours selon lui, sa véritable étincelle. «Quelques mois après, c'est la Tunisie tout entière qui a demandé cette Liberté qui guide les Ultras, et ce sont ces mêmes ultras qui ont été en première ligne».

Pour célébrer le 8e anniversaire de cette «heure de gloire», des dizaines de Zapatistes, un groupe ultra de l'Espérance, ont envahi, de nuit, le stade olympique d'El Menzah, «Auguri Bastardi» en guise de bonus, à en croire cette vidéo. Avec un message toutefois, au-delà de ce énième pied de nez: la vérité sur la mort du jeune Omar.

Fil d’actu
0
Pour participer aux discussions, identifiez-vous ou créez-vous un compte
loader
Chat
Заголовок открываемого материала