Dans une allocution au parlement britannique, Theresa May a indiqué le 14 mars que son gouvernement considérait «hautement probable que la Russie soit responsable» de la tentative d'assassinat de M.Skripal, le colonel russe recruté par le MI6 dans les années 1990 et empoisonné le 4 mars dernier à Salisbury, dans le Sud de l'Angleterre.
«Cet homme a-t-il vraiment été l'objet d'une tentative d'assassinat par les services russes? Cela m'étonne beaucoup», réagissait Alain Rodier, directeur du Centre Français de recherche sur le Renseignement (CF2R).
Et il y a des raisons de s'étonner! La cible, le modus operandi, l'arme du crime… les incohérences sont nombreuses dans cette affaire d'espionnage.
Le novitchok: l'arme qui désigne le coupable?
L'unique autre argument avancé par Theresa May est la nature de l'agent toxique utilisé. Incriminant le novitchok, un «agent innervant de qualité militaire produit par la Russie». La découverte de cet agent toxique ne laisse selon la Première ministre que deux scénarios possibles.
Soit le Kremlin est directement impliqué dans la tentative d'assassinat de M.Skripal, ce qui voudrait dire que Moscou mène un programme d'armes chimiques contraire aux traités signés; soit le gouvernement russe a «perdu le contrôle» d'une arme de destruction massive.
Il serait bon de rappeler à Mme May que, comme l'affirmaient à l'époque le New-York Times ou la BBC, si le novitchok ou plutôt les novitchoks puisqu'il existe une centaine de composés différents a bien été inventé par les russes, il a été testé et produit dans un laboratoire situé en Ouzbékistan abandonné en 1993 et démantelé par les Etats-Unis en 1999.
La formule du novitchok était loin d'être un secret d'État puisqu'elle était disponible publiquement depuis une dizaine d'années comme l'explique Alain Rodier, analyste en Risk Management:
«Un autre transfuge vivant aux Etats-Unis avait dévoilé l'existence d'un centre de recherche de poison qui existait en URSS et avait expliqué tous les produits qui pouvaient être agencés dans ce centre. Il avait même publié un livre aux Etats-Unis dans lequel […] les formules étaient disponibles. On peut donc penser que d'autres personnes étaient tout à fait au courant de ce type de produits.»
Theresa May ne peut donc pas avancer que la Russie est derrière l'empoisonnement de M.Skripal sans présenter de preuves tangibles autre que l'usage de novitchok. Et l'arme du crime ne pointe pas forcément du doigt Moscou comme elle le suggérait.
Opération «Homo»: un modus operandi différent
M.Rodier pointe du doigt les incohérences entre le mode opératoire des services de renseignement à l'heure de s'occuper de leurs transfuges. Dès le départ, il relève une première incohérence en ce qui concerne l'arme du crime, peu adaptée à une liquidation selon lui car trop lente à agir.
«Il existe des opération "homo" destinées à neutraliser un individu. Les services, quand ils se livrent à une opération Homo, arrivent, tuent et s'en vont. Ils ne laissent surtout pas l'individu vivant, capable de parler devant les autorités, devant la presse.»
La deuxième chose qui interpelle le directeur adjoint du Centre Français de recherche sur le renseignement est que, contrairement à la tradition et aux précédents, le transfuge n'a pas été le seul visé, puisque sa fille a elle aussi été atteinte. Une nouveauté qui ne semble pas coller avec une liquidation en bonne et due forme:
«C'est extrêmement curieux que la fille de la cible ait été atteinte. Le policier également. Il y a quelque chose d'extrêmement curieux dans cette façon de procéder.»
Enfin, l'expert rappelle que les services de renseignement du monde entier agissent à l'intérieur d'un carcan de règles tacites et que cette affaire est une exception à l'un des grands principes de ces services.
«Un des grands principes des services en général est que lorsqu'on échange des espions, jamais on ne va retrouver la personne pour l'assassiner. Ca n'entre pas du tout dans le cadre de la guerre secrète telle qu'on la connaît et telle qu'elle est menée généralement.»
La réaction française est beaucoup plus mesurée. Alors que le communiqué officiel du gouvernement français ne nomme jamais la Russie, M.Raffarin a été encore plus loin le 13 mars en estimant que Mme May «y avait été trop fort». Une prudence que partage et recommande M.Rodier.
«Je pense que dans cette affaire il faut rester d'une prudence extrême. Tant que Madame May n'aura pas produit les preuves irréfutables de l'implication de la Russie dans cette tentative d'assassinat, on ne peut pas en tirer les conséquences.»
Le consultant rappelle néanmoins une spécificité de cette affaire qui est selon lui anormale: le fait que la Russie, accusée, doive présenter les preuves de son innocence alors même que la Première ministre britannique rappelait dans son allocution l'attachement du Royaume-Uni à l'État de droit et que la présomption d'innocence existe également outre-Manche.
«La preuve de la charge est à la défense, or généralement la preuve de la charge est à l'accusation. C'est à dire, présenter les preuves d'une exaction et ensuite c'est à l'accusé de répondre. Sur ce cas, il y a une inversion du droit qui m'interpelle.»