Qui combat la Turquie à Afrine
Le QG de l'armée turque a annoncé le 20 janvier le début de l'opération «Rameau d'olivier» contre les troupes kurdes dans la ville syrienne d'Afrine. Selon Ankara, l'aviation turque n'a fait que bombarder les positions des combattants kurdes mais côté kurde, on affirme que les frappes visaient essentiellement les habitations civiles. En une semaine d'opération, 59 civils ont été tués et 134 ont été blessés.
Le PKK, parti d'Abdullah Öcalan, est considéré comme terroriste en Turquie où son leader purge une peine de prison à perpétuité depuis 1999. En 2003, des militants du PKK ont créé en Syrie le parti Union démocratique (PYD). Dans le contexte de la guerre, le PYD est devenu, de facto, le parti au pouvoir dans les régions kurdes de Syrie. Pour leur part, les YPG sont une milice créée par le PYD, qui devait protéger les Kurdes contre Daech et d'autres radicaux.
Cependant les YPG et le PYD sont considérés par la Turquie comme des filiales du PKK. Les Turcs affirment qu'ils combattent les «terroristes» à Afrine, et que la population civile n'a rien à craindre. D'après les déclarations des Kurdes, au contraire, les bombardements font surtout souffrir la population civile.
Dans le même temps, des combattants de l'Armée syrienne libre se sont joints aux Turcs dans la région d'Afrine.
L'enclave kurde encerclée par la Turquie et les forces pro-turques
Afrine est un territoire kurde au nord de la Syrie. Près de 450.000 personnes y vivaient avant la guerre, essentiellement des Kurdes. Après 2014, alors que Daech s'étendait rapidement au nord de la Syrie, Afrine est devenu un îlot de sécurité: les miliciens avaient réussi à organiser sa défense.
Il existe une petite industrie dans la région, l'agriculture et l'élevage sont bien développés, ainsi que la production d'huile d'olive. Cela a probablement influencé le choix du nom de l'opération turque — «Rameau d'olivier».
Au nord et à l'est de la Syrie, plusieurs autres territoires sont passés sous le contrôle des Kurdes après que ces derniers ont vaincu Daech. Mais Afrine, qui se trouve à l'écart des autres territoires kurdes, occupe une place particulière.
Pendant l'automne 2016, les Kurdes avançaient rapidement le long de la frontière turque, prenant à Daech un village après l'autre. A l'époque, les Kurdes promettaient d'unir Afrine avec les autres territoires kurdes du nord-est de la Syrie pour rassembler toutes leurs possessions.
De son côté, la Turquie était préoccupée par la perspective de création d'une enclave hostile le long de sa frontière sud. Les troupes turques et les combattants pro-turcs ont alors, depuis le sud de la Turquie, envahi les villes de Jarablus, d'Al-Bab et d'Azaz. Les territoires kurdes ont été scindés en deux et Afrine s'est retrouvée isolée.
A présent, Afrine est encerclée de tous les côtés par la Turquie hostile (au nord et à l'ouest) ainsi que par les combattants pro-turcs (au sud et à l'est). Le seul «corridor de survie» qu'il reste à Afrine est le sud-est.
Une «fédération» au lieu du Kurdistan syrien
Après les événements de l'automne 2016, confrontés à l'opposition de la Turquie, les Kurdes soutenus par les Américains ont commencé à progresser vers le sud — en direction de Raqqa et de Deir ez-Zor. Actuellement, les Forces démocratiques syriennes (FDS) composées principalement de troupes kurdes contrôlent la majeure partie de la Syrie à l'est de l'Euphrate. En dépit des protestations des autorités syriennes, des bases américaines ont été déployées dans cette région. Selon les différentes informations, près de 2.000 soldats des forces spéciales et instructeurs américains s'y trouvent aujourd'hui. Les Kurdes ont proclamé la création de la «Fédération de Syrie du Nord (Rojava)» qui réunit de vastes territoires au nord et à l'est du pays. Damas n'a pas reconnu cette «fédération», dont les plans sont flous — ses dirigeants veulent tantôt proclamer la création de l'autonomie kurde, tantôt étendre l'expérience de cette autonomie à toute la Syrie.
Le président syrien Bachar al-Assad pense que la question de l'autonomie des Kurdes ne peut être réglée que sur la base d'un référendum national.
«Nous ne pouvons pas parler seulement avec une partie des Kurdes sans prendre en compte tous les Kurdes locaux, ainsi que tous les Arméniens, les Tchétchènes, les Turcs et les Arabes. La plupart des Kurdes ne demandent pas l'autonomie. Seulement une partie d'entre eux formulent cette requête», a déclaré le dirigeant syrien au quotidien russe Komsomolskaïa Pravda.
«Je ne peux pas la leur donner. Le système politique de la Syrie ne m'appartient pas. Il faut un référendum populaire national qui dira oui ou non», a souligné Bachar al-Assad.
Le rôle de la Russie et du Centre de réconciliation
Il y a seulement un an, la Russie a envoyé à Afrine un groupe du Centre de réconciliation des belligérants. Naturellement, les Kurdes ont considéré ce geste comme une sorte de garantie de sécurité mais le 20 janvier, pour des raisons de sécurité justement, les militaires russes ont été évacués de la ville d'Afrine vers l'extrémité sud-est de la province, dans la région de Tall Rifaat où passe la route en direction d'Alep. Les unités kurdes y ont vu une sorte de feu vert pour l'attaque turque.
Comme l'a déclaré le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, Moscou appelle toutes les parties à la retenue et au respect de l'intégrité territoriale du pays.
Bachar al-Assad a été plus ferme dans ses propos concernant l'opération turque: «La grossière attaque de la Turquie contre la ville syrienne d'Afrine ne peut pas être séparée de la politique menée par le régime turc depuis le premier jour de crise en Syrie, qui s'appuie essentiellement sur le soutien au terrorisme et aux groupes terroristes sous différents noms».
Les dures accusations des Kurdes
Le commandant des YPG Sipan Hemo a accusé la Russie et déclaré que les Kurdes étaient déçus par sa position.
«Actuellement la Russie est un allié de l'État turc et se trouve au seuil d'une guerre avec nous. Nous avions des accords avec la Russie mais elle nous a trahis», stipule son communiqué diffusé par les médias kurdes.
D'après Dmitri Peskov, porte-parole du président russe, le Kremlin suit très attentivement le déroulement de l'opération turque dans la ville syrienne d'Afrine, les représentants russes sont en contact aussi bien avec Damas qu'avec Ankara.
La Russie avait averti les Kurdes
La Russie n'est pourtant pas partie d'Afrine soudainement. Plusieurs sources indiquent que Moscou avait d'abord mené des négociations avec les Kurdes en leur proposant de transmettre le contrôle de leur sécurité aux autorités syriennes.
«Du côté de la Russie, nous avons reçu la proposition de rendre Afrine aux forces du régime (à Damas)… Nous n'avons pas pu l'accepter, nous avons choisi la voie de la défense», a déclaré en conférence de presse Rodi Osman, porte-parole du Kurdistan syrien à Moscou.
Les sites d'info kurdes avaient également rapporté la visite du chef de l'opposition kurde Sipan Hemo pour des pourparlers à Moscou fin décembre. Les sources kurdes disaient également que quelques combattants des YPG grièvement blessés étaient actuellement en convalescence dans une clinique dans la région de Moscou. Les bureaux des organisations liées au PKK et même au Kurdistan syrien continuent de travailler à Moscou. Par conséquent, les relations entre la Russie et les Kurdes syriens sont en réalité meilleures qu'il ne pourrait sembler en se basant sur certaines déclarations.
Rapidement après le début de l'opération «Rameau d'olivier», les Kurdes ont pu se convaincre de la justesse des propositions russes. Il a été annoncé jeudi que les autorités d'Afrine avaient appelé Damas à protéger les zones frontalières de la région contre l'offensive turque.
«Nous appelons l'État syrien à remplir ses engagements souverains vis-à-vis d'Afrine et de protéger ses frontières avec la Turquie contre les attaques de l'occupant turc», indique la déclaration des autorités kurdes. Le texte souligne que l'offensive de la Turquie menace l'unité territoriale de la Syrie parce que son objectif consiste à prendre puis à occuper les territoires en question.
La Turquie et la division de la Syrie
Il ne faut pas oublier non plus un autre point important pour comprendre les agissements de la Turquie: alors qu'elle a investi d'importantes ressources organisationnelles et politiques pour soutenir les opposants et les combattants syriens, elle n'a pratiquement rien reçu en retour. Les rebelles pro-turcs ont seulement obtenu la province d'Idleb et une petite enclave renfermant Jarablus, Al-Bab et Azaz. De son côté, la Turquie avait accepté de soutenir le format d'Astana, le Congrès de Sotchi, la mise en place des zones de désescalade et la sortie des islamistes d'Alep.
«Il est très important pour la Turquie de prendre Afrine parce qu'elle est en retard sur d'autres acteurs en termes d'influence en Syrie», estime Kirill Semenov, chef du centre de recherches islamiques de l'institut du développement d'innovation, expert du Conseil russe pour les affaires internationales.
«Si Afrin était prise, cela créerait une assez grande zone de sécurité le long de la frontière turque. Ankara pourrait alors dire qu'il a rempli son rôle en Syrie en créant une entité territoriale stable», pense l'expert.
Selon les experts militaires, entre 50.000 et 100.000 combattants de différents groupes se sont progressivement rassemblés à Idleb. Et on peut prédire qu'à un certain moment toute cette immense force motivée et formée commencera à agir. La question est de savoir comment. Au nord-ouest, la province d'Idleb est frontalière avec la Turquie. Compte tenu de l'influence de cette dernière sur ces combattants et des forces de l'armée turque, il est impossible d'imaginer que ces combattants aient l'intention d'attaquer la Turquie. En sept ans de crise en Syrie, les rebelles syriens n'ont pratiquement jamais combattu la Turquie.
Au sud-ouest et au sud-est, Idleb est frontalière avec le territoire de l'armée syrienne. Et littéralement à 50 km de la province se trouve la base aérienne russe de Hmeimim.
Au nord, Idleb est précisément frontalière avec l'enclave kurde d'Afrine. En fait, la Russie et la Syrie avaient un choix: ne pas s'opposer à l'opération de la Turquie à Afrine ou craindre constamment que les combattants d'Idleb lancent une offensive contre Lattaquié, Alep ou Hama.
Quel intérêt pour la Syrie et la Russie
L'intérêt de la Russie et de la Syrie vient également du fait que l'opération «Rameau d'olivier» permettra d'éliminer un grand nombre d'islamistes et d'opposants syriens. Les experts ont également attiré l'attention sur la coïncidence du début de l'opération turque avec l'assaut de l'armée syrienne contre la base d'Abou Douhour à 50 km au sud-est de la ville d'Idleb. Le groupe rebelle Hayat Tahrir al-Cham (nouvelle appellation du Front al-Nosra), reconnaissant la perte de la base aérienne d'Abou Douhour, a déclaré que la cause principale de sa défaite était que les différents groupes alliés avaient quitté leurs positions près d'Abou Douhour pour partir à l'assaut du canton kurde d'Afrine.
En dépit des déclarations belliqueuses du QG turc et du président Erdogan, les résultats de la première semaine d'opération ne sont pas brillants. En effet, les soldats turcs et les combattants pro-turcs n'ont réussi à prendre que quelques hauteurs et villages le long du périmètre du canton, pratiquement sans avancer en profondeur.
En ce qui concerne les pertes d'effectifs, les Turcs et les Kurdes avancent des informations contradictoires, exagérant manifestement les pertes de la partie adverse et diminuant les leurs.
Ainsi, les FDS ont annoncé l'élimination de 308 participants à l'opération de l'armée turque dans la région syrienne d'Afrine et la mort de 43 de leurs combattants, dont 8 femmes.
De son côté, le représentant du ministère turc de la Santé a déclaré vendredi que durant l'opération trois militaires turcs avaient été tués, ainsi que 16 blessés et hospitalisés. Selon le QG turc, les «terroristes» kurdes auraient perdu 394 hommes.
Pendant la table ronde à Rossiya Segodnya, l'expert militaire Vladimir Evseev, directeur adjoint de l'Institut des pays de la CEI, a fermement critiqué les résultats de la première semaine d'opérations. D'après lui, la Turquie a misé en vain sur les combattants syriens: quand il a fallu agir, ils ont montré qu'ils étaient une force non opérationnelle et désorganisée. Les Turcs tentent d'attaquer sur les routes au lieu de fouiller les zones de montagne.
«Quand un convoi ou un bataillon renforcé avance, il est très facile à bloquer sur la route: il suffit de faire exploser les véhicules à l'avant et à l'arrière du convoi. On ne peut pas lancer une offensive sur les routes, personne ne combat ainsi», explique-t-il.
La Turquie a mal préparé l'opération et s'est enlisée, conclut l'expert.