Pouvez-vous imaginer un matin (tous vos matins) où, pour utiliser les toilettes, vous devez faire la queue dans le couloir de votre appartement, qui, à vrai dire, n'est pas tout à fait votre… Ou une cuisine où vous préparez votre repas ensemble, avec cinq ou six (voire plus) voisines sur des poêles à gaz différentes. Ou bien un calendrier de permanence sur le mur, qui montre à qui est le tour de laver les planchers et les toilettes?
Cela s'appelle un «appartement communautaire».
Le phénomène est né après les troubles de la Révolution bolchevique de 1917 mais plonge ses racines dans le boom industriel de la fin du XIXe siècle. Une exposition qui se déroule au Musée de Moscou, intitulée «Un vieil appartement», nous donne l'occasion de nous (re)plonger dans l'atmosphère d'un appartement communautaire soviétique.
Pour les uns, c'est de la nostalgie de son enfance ou de sa jeunesse heureuses parmi les voisins qui étaient comme des parents proches, pour d'autres, qui n'ont pas eu la chance d'avoir un bon entourage, ce sont des souvenirs de scandales, voire de bagarres. Les derniers sont moins nombreux car la jeunesse s'associe le plus souvent au bonheur, mais surtout, c'était un mode de vie habituel pour la majorité des habitants des grandes villes soviétiques.
Face au boom industriel de la fin du XIXe siècle en Russie, les villageois et les paysans se sont rués dans les grandes villes, dont Moscou, à la recherche d'un emploi. Le boom de la construction étant en retard sur cette tendance, les conditions de vie de tous les ouvriers de cette époque n'étaient pas confortables.
Parallèlement, les entrepreneurs aisés construisaient des immeubles de style Art nouveau, devenus un symbole de l'époque mais destinés aux locataires riches. Après la Révolution, les riches et les nobles ont été chassés, le «peuple vainqueur» a pris leur place, y compris dans les manoirs et les grands immeubles de luxe.
Mais comme les «vainqueurs» étaient beaucoup plus nombreux, ils ont dû se partager les appartements des riches, de façon que plusieurs familles occupent un seul appartement. Une famille, aussi grande soit-elle, recevait habituellement une pièce — le couloir, la cuisine et la salle de bain restant des espaces à usage collectif.
Le commissariat du peuple (ministère) de la Santé publique a dû élaborer des normes sociales qui prévoyaient 10 mètres carrés d'espace habitable pour un adulte et cinq pour un enfant. Entre 1918 et 1924, les autorités ont réussi à loger à Moscou plus d'un million d'ouvriers avec leurs familles.
Les appartements communautaires comme phénomène de la vie sociale ont été décrits dans de nombreuses œuvres littéraires et même dans les chansons. L'une des chansons les plus citées du chanteur-compositeur-interprète et acteur soviétique culte Vladimir Vyssotski (époux de l'actrice française Marina Vlady) parle d'«une seule salle de bain pour 48 pièces» (lui aussi a grandi dans un appartement communautaire).
Ce n'est que dans les années 1950-1960 que le problème du logement a été partiellement réglé, grâce au programme de construction d'immeubles préfabriqués lancé par le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev.
Malgré les difficultés de la vie quotidienne, le déficit, le manque de produits ou de marchandises de grande consommation, les habitants de ces appartements se sentaient plus protégés et avaient beaucoup plus confiance dans leur entourage. Par exemple, les mères étaient sûres que si elles sont en retard en revenant du travail, leur voisine donnerait à manger à leurs enfants. Cet esprit de famille estompait en partie les inconvénients de la vie communautaire. Et c'est de cela que sont nostalgiques les anciens habitants des appartements de ce type.