Yamal, le gaz russe à l’épreuve des intérêts américains

© Sputnik . Ramil Sitdikov / Accéder à la base multimédiale gaz russe
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Avec le parachèvement de Yamal, la Russie devrait doper ses exportations de gaz vers les marchés européens et asiatiques. Un terminal gazier financé sans un seul dollar, car si Bruxelles a ménagé le secteur des hydrocarbures russes en matière de sanctions, ce ne fut pas le cas des autorités américaines, qui ont ciblé le projet franco-russe.

«Malgré les sanctions», voilà une réplique récurrente dans les articles de presse sur l'inauguration en grande pompe du premier train de liquéfaction de gaz naturel du site Yamal-LNG, vendredi 8 décembre, en présence de Vladimir Poutine et de Patrick Pouyanné, PDG du groupe Total (actionnaire direct à hauteur de 20%). Yamal-LNG, un complexe industriel, ou plutôt une ville polaire, dotée d'un aéroport et d'un port, bâti en un temps record dans le Grand Nord russe et d'où le gaz naturel liquéfié (GNL) est directement expédié par méthaniers vers l'Asie et l'Europe.

Pourtant, si le projet a bien essuyé le feu des sanctions, comme d'autres pans de l'économie russe, y compris bien sûr le pétrole et le gaz, dans le cas du mégaprojet entre le Russe Novatek, le Français Total (qui détient 19% du capital de Novatek) et le Chinois CNPC, les sanctions les plus lourdes n'ont pas été d'origines européennes.

«La Russie est un enjeu capital pour Total et ceci est bien connu à Paris et à Bruxelles et cela ne pose pas de problème particulier ni à la France ni à l'Union européenne. Cela en pose plus du côté des États-Unis, qui évidemment ne voient pas d'un très bon œil la coopération de groupes européens dans des projets énergétiques russes, car ces projets ont évidemment une valeur stratégique évidente: le pétrole et le gaz sont les premières sources de devise pour la Russie. C'est une réalité depuis plusieurs années et quelques décennies,»

explique Francis Perrin, président de Stratégies et politiques énergétiques (SPE) et directeur de recherche à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Selon ce spécialiste des problématiques énergétiques, les autorités européennes auraient donc tenu compte de l'antériorité à la crise ukrainienne des accords passés autour de Yamal. Les Américains de leur côté ne se sont pas embarrassés de ces subtilités de calendrier pour contraindre leurs entreprises à renoncer à leurs partenariats avec les compagnies pétrolières et gazières russes, ceci ayant pour effet de geler les projets d'exploitation russes, voire de laisser la place aux Chinois.

«Yamal-LNG est hors sanctions, pour l'instant en tout cas, des autorités françaises et européennes,» souligne encore Francis Perrin.

Bien sûr, Bruxelles a appliqué dès 2014, dans la foulée de Washington, des sanctions à l'encontre de ce secteur stratégique, mais ces sanctions furent principalement concentrées sur l'exploitation des pétroles non conventionnels (matériel pour l'extraction en eau profonde ou de sables bitumineux), alors que les Américains ont frappé la quasi-totalité du secteur des hydrocarbures russes ainsi que ses acteurs (compagnies et dirigeants).

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Une différence de sévérité qui ne s'explique pas par un élan de bienveillance particulier à l'encontre des compagnies européennes ou encore du degré de dépendance des Européens aux approvisionnements énergétiques russes (en 2013, 39% du gaz consommé par les Européens était importé de Russie). Comme le souligne Francis Perrin, l'Union européenne a de quoi se satisfaire de l'accroissement de l'offre de gaz naturel sur son marché intérieur et face à une offre pléthorique, ne se prive pas de regarder ailleurs dans le cadre de l'Union énergétique, programme lancé par la Commission début 2015.

«Cette stratégie de l'Union européenne de diversification des approvisionnements gaziers est facilitée par le fait que l'offre gazière est très abondante et cela veut dire que le rapport de force sur le marché est largement en faveur des acheteurs de gaz.»

Francis Perrin évoque ainsi —en plus de l'offre notamment algérienne, libyenne, nigérienne, qatarie ou norvégienne, l'entrée récente des États-Unis dans le club des exportateurs nets de gaz, ainsi que des projets au Mozambique et en Tanzanie, «même si ces pays seront plus tournés vers le marché asiatique» tempère-t-il «et du côté de l'Afrique de l'Ouest, le Sénégal et la Mauritanie», sans oublier les importantes réserves de gaz découvertes en Méditerranée à proximité de Chypre ainsi que d'Israël. Des découvertes qui font l'objet d'un projet de gazoduc sous-marin, devant relier en 2025 Israël, Chypre, à la Grèce et l'Italie.

«L'Union européenne est dans une bonne position pour satisfaire l'une de ses priorités, de ce projet de l'union énergétique, et on aura donc sur le marché européen une concurrence plus rude que par le passé, mais cela sera aussi le cas sur le marché asiatique: aucun grand marché gazier n'échappera à une dynamique croissante de cette concurrence, du fait de cette offre gazière abondante —peut-être même surabondante- dans le monde, aujourd'hui et dans les années qui viennent.»

Pour en revenir à l'embargo des États-Unis, celui-ci n'a eu de cesse de se renforcer, si bien qu'en août 2015, une nouvelle volée de sanctions de Washington a notamment visé le co-directeur du projet Yamal-LNG, l'homme d'affaires russo-finnois Gennady Timchenko.

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S'il était alors devenu «impossible de faire participer des entités américaines, personnes, sociétés et même monnaie», comme le souligne Hélène Clément-Pitiot, économiste au CEMI-EHESS, au risque de se voir lourdement sanctionner au nom de l'extraterritorialité du droit US, les partenaires du projet Yamal-LNG se sont ainsi tournés vers d'autres sources de financement, «des fonds souverains et des banques russes, chinoises et européennes ont été sollicités».

«Ont répondu présents: Le fonds souverain russe (Russian Welfare Fund) avec 2,4 milliards de dollars, les banques russes Sberbank et Gazprombank pour 4 milliards de dollars. Au moins 12 milliards de dollars ont été fournis par les institutions chinoises Bank of China et China Development Bank… et un peu des banques italiennes,»

détaille l'économiste, regrettant l'absence des grandes banques européennes, sur un projet qui pourtant repose sur l'économie réelle. La problématique des sanctions financières américaines était d'autant plus épineuse pour le consortium que les besoins de financement étaient colossaux: le projet est chiffré, pour l'heure, à «27 milliards de dollars» ou plutôt équivalents (roubles et yuans), comme le souligne Hélène Clément-Pitiot:

«Il faut révéler à cette étape un point déterminant… dans Yamal, il n'y a pas un dollar de financement… et bien peu d'euros effectifs. Le monde monétaire multipolaire est né avec Yamal. Jamais financement de projet aussi énorme dans le monde n'a été réalisé, plus de 27 milliards d'équivalents-dollar et plus de 30 si on ajoute la suite du programme. Une finance nouvelle a été inventée.»

Face à ces besoins de financement, c'est donc tout naturellement que Francis Perrin évoque la Chine et ses colossales réserves de change:

«On sait très bien que le carnet de chèques de la Chine est un carnet de chèques absolument considérable et donc il était logique pour Novatek, pour la Russie et pour Total, en vue d'assurer la réussite du projet Yamal-LNG de faire appel à la Chine. Évidemment, un bon moyen de faire appel à la Chine est d'inclure dans le consortium Yamal-LNG des intérêts chinois pour une part significative.»

En plus de ces importantes lignes de crédits obtenues auprès de banques chinoises, un mois après la dernière série de sanctions américaines, Novatek cédait 9,9% de ses parts à un fonds d'investissement souverain chinois, Silk Road Fund (SRF). Un fonds souverain qui aurait par ailleurs offert à Novatek un prêt de 730 millions d'euros sur 15 ans, selon l'entreprise russe.

Une opération qui renforce significativement la position chinoise dans le projet: avec les 20% détenus par CNPC dans le consortium Yamal-LNG, les entités publiques chinoises détiennent donc près de 30% des participations. Ces sanctions apparaissent, a priori, comme un beau coup de pouce des États-Unis à Pékin.

Mais pour Francis Perrin, cette importante participation chinoise «n'est pas une surprise». Si la problématique du financement sous sanctions américaines explique ce tournant vers les capitaux chinois, la stratégie des Russes vis-à-vis du marché asiatique et de ses débouchés n'est pas à négliger… sur les 16,5 millions de tonnes de gaz liquéfié que produira annuellement le site de Yamal-LNG, près de 4 millions seront destinés au marché domestique de l'Empire du Milieu.

«Depuis des années, pour la Russie et Gazprom il est évident qu'il faut se mettre en ordre de bataille- soit à travers les gazoducs, soit à travers le GNL- pour répondre aux besoins croissants du marché asiatique, qui est un marché en croissance, contrairement au marché gazier européen. […] Yamal-LNG est évidemment un élément très important dans cette stratégie qui permettra à la Russie d'exporter plus de gaz vers l'Asie. Ce qui est aussi l'un de ses objectifs stratégiques,» précise Francis Perrin.

Une perspective de débouchés, à n'en pas douter, alléchante pour les Russes et leurs partenaires. Si, comme insiste Francis Perrin, les exportateurs de gaz russe n'entendent aucunement délaisser le marché européen, ils tablent donc sur un marché en pleine expansion, le gaz liquéfié venant ainsi compléter leur dispositif de pipelines. En mai 2014, la Russie (Gazprom) et la Chine (CNPC), ont signé un mégacontrat d'approvisionnement gazier d'un montant record de 400 milliards de dollars. Contrat qui prévoit durant 30 ans la livraison depuis la Russie de 38 milliards de mètres cubes par an, soit l'équivalent de la consommation française.

Avec le GNL et son acheminement moins contraignant —géopolitiquement parlant- que via les pipelines, la Russie dope ainsi ses exportations de gaz sur des marchés déjà soumis à une offre abondante: avec un site de Yamal tournant à plein régime, la part de la Russie sur le marché mondial du GNL devrait passer de 4,5% à plus de 8%. De fait, si le gaz naturel liquéfié devient bon marché et que, comme précise Frédéric Perrin, le marché nord-américain reste fermé au gaz russe (États-Unis et Canada étant déjà exportateurs), contrairement à un marché européen visiblement suffisamment grand pour tout le monde, les coûts de production, hors compétition, de Yamal LNG pourraient porter —tant que les cours resteront bas- un coup dur à la viabilité économique des exportations américaines vers l'Europe. Des exportations américaines à destination du marché européen qui ont commencé en avril 2016.

Quant aux sanctions US, reste à savoir quelles pourraient être les répercussions de la fusion récente du français Technip- qui a conçu et assurera la maintenance des installations de Yamal- avec l'américain FMC Technologies, le mariage ayant tourné à l'avantage de l'américain.

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