Le Christophe de Margerie, premier des quinze super-méthaniers brise-glace du projet Yamal LNG est parti du port de Sabetta dans le Grand Nord russe pour l'Angleterre! Il devrait livrer le 28 décembre, au terminal de gaz naturel liquéfié (GNL) de l'île de Grain, à 60 km à l'Est de Londres, la première cargaison de GNL produit par le consortium Novatek-Total-CNPC.
Une première livraison que fustige le Financial Times, mais qui symbolise le parachèvement du projet Yamal, dont la première ligne de liquéfaction de gaz a été inaugurée le 8 décembre par Vladimir Poutine, en présence du PDG de Total, Patrick Pouyanné et du président de Vinci Construction, Jérôme Stubler. Yamal qui, avec ses 58 puits de gaz, produira chaque année la bagatelle de 5,5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié.
«Yamal est un projet russe, mais réalisé avec des visionnaires»,
déclare Hélène Clément-Pitiot, économiste du CEMI-EHESS (Centre d'études des modes d'industrialisation). Car, comme on s'en doute, le nom de baptême du premier méthanier de la flottille de Yamal LNG n'est pas anodin. Christophe de Margerie, décédé de manière tragique à l'aéroport moscovite de Vnukovo en octobre 2014, n'était pas qu'un farouche opposant aux sanctions occidentales contre la Russie, qu'il estimait «injustes et improductives», ou à la suprématie du dollar dans les échanges pétroliers et gaziers, il est celui qui a porté le projet Yamal à bout de bras. Un «des plus grand projets jamais réalisés par Total, auquel peu de monde croyait au départ», comme le rappelait encore vendredi dernier, son successeur à la tête du groupe pétrolier français, qui a fait de la Russie son principal producteur d'hydrocarbures.
En plus du pétrolier d'origine française, d'autres industriels tricolores se sont joints à la réalisation de ce chantier hors-norme. Parmi eux, Vinci, qui a réalisé les trois réservoirs cryogéniques géants «pouvant contenir deux Airbus A380». Des réservoirs où seront stocké le gaz liquéfié, dont le volume est compressé jusqu'à 600 fois grâce à un refroidissement à —160 ° C. Un procédé de liquéfaction facilité par les conditions climatiques extrêmes de Yamal (les températures pouvant descendre jusqu'à —50 °C l'hiver).
On compte aussi parmi les artisans de ce projet pharaonique Technip, qui jusqu'à il y a quelques mois était encore français, et qui a coordonné la réalisation industrielle du projet. Le complexe Yamal, plus grande construction modulaire au monde, étant décomposé en 150 modules préfabriqués, construits en Chine, Philippines et Indonésie, acheminés jusqu'au site par barge lorsque les conditions climatiques le permettaient.
«Le groupe a été chargé de la fabrication en Asie, de l'acheminement des modules, chacun ressemblant à une sorte de Beauboug, et de leurs installations comme des Legos», précise Hélène Clément Pitiot.
Pourtant, Technip revient de loin. Compagnie d'ingénierie pétrolière et gazière, employant des dizaines de milliers de personnes, créée par l'Institut du Pétrole (IFP), elle est l'une de ces entreprises industrielles françaises touchées de plein fouet par l'extraterritorialité du droit US. Accusée de corruption par les autorités américaines sur des contrats au Nigéria, elle écope en 2010 d'une amende de 338 millions de dollars. Début 2017, elle fusionne avec la compagnie américaine, FMC Technologies, donnant naissance à Technip-FMC, dirigée par l'Américain Douglas Pferdehirt. L'entreprise, qui n'est plus contrôlée qu'à hauteur de 3,9% par l'État français, devrait tirer une part importante de ses revenus de l'exploitation du site de Yamal LNG.
Yamal, un projet «prométhéen!», pour reprendre l'adjectif concédé par Le Monde à Jean-Pierre Chevènement, membre de la délégation française. Des mots à la hauteur du défi logistique, comme le souligne Total, qui croie au potentiel du GNL depuis près d'un demi-siècle, ce qui n'avait rien d'évident dans le cas du terminal du Grand Nord russe: «au début du projet, ce site ne disposait d'aucune voie d'accès terrestre ou maritime».
«Yamal, ce symbole réel du savoir-faire français et de ses capacités d'adaptation et d'invention dans des conditions extrêmes devait être caché… comme si le gouvernement français, ses experts et ses médias en avaient honte. Des exploits ont été réalisés avec des contraintes climatiques et institutionnelles… dans le froid et le silence des sanctions,» rappelle Hélène Clément-Pitiot.
Pour construire cette usine de liquéfaction sur le permafrost sibérien et alimentée par le gisement de gaz de Ioujno-Tambeskoe, dont les réserves prouvées avoisinent les 1.000 milliards de mètres cubes, il a fallu bâtir un aéroport international, un port à la mesure des super-méthaniers brise-glace spécialement conçus pour le projet, planter près de 80.000 pilotis dans la toundra gelée, forer 200 puits, construire et approvisionner un camp capable d'accueillir près de 32.000 ingénieurs et ouvriers dans une région sauvage, à 600 km au nord du cercle polaire et où les températures descendent en hiver jusqu'à —50 ° C. Quatre ans de travaux et l'équivalent de 27 milliards de dollars d'investissements ont transformé un petit village Nenets d'une vingtaine d'âmes en un complexe industriel, une ville polaire, hors normes.
Total, numéro deux mondial du GNL, derrière Shell, est actionnaire direct à 20% du projet et possède également près de 19% de Novatek, l'entreprise russe détenant 50,1% des participations dans Yamal. Avec la mise en service en 2018 et 2019 des deux autres chaînes de liquéfaction, portant la production du site à 16,5 millions de tonnes de GNL, les retombées pour le groupe seront conséquentes. D'autant plus que Total ne compte pas s'arrêter en si bon chemin.
«Cette production devait représenter environ 10% des exportations mondiales de GNL vers 2019 ou 2020,» insiste Hélène Clément-Pitiot.
Toujours dans l'estuaire de l'Ob, mais en face de Yamal LNG et en partenariat avec Novatek, le pétrolier français songe à un autre projet géant, Artic-2. Un projet qui dont la première tranche est attendue d'ici 2022-2023 et qui devrait produire à terme autant que Yamal.
«La Russie et Novatek fourniront au total près de 70 millions de tonnes de GNL, de quoi rivaliser directement avec le Qatar, surtout sur l'Asie», ajoute l'économiste.
Une production record qui profitera largement au groupe français qui est actionnaire direct à hauteur dans le projet 20%, auxquels s'ajoutent les 18,9% de Total dans Novatek, devenant ainsi le plus gros site contributeur à la production de GNL du groupe.
Pourtant, cette expertise, cette excellence française, ne trouve pas un grand écho dans la presse nationale. Une discrétion qui pourrait s'expliquer tant par le manque relatif de soutien politique des autorités françaises face aux pressions des pays concurrents que par une couverture négative que pourraient offrir les médias nationaux.
«Le projet était ambitieux et risqué, le contexte des sanctions et les agitations médiatiques visaient à le détruire.» regrette Hélène Clément-Pitiot, qui fustige «en France la mode est encore à l'esprit "Mistral", l'inflexibilité jusqu'au bout…»
«L'entreprise affirme avec le succès de Yamal qu'elle est pour longtemps incontournable sur le marché de l'énergie et de GNL. C'est l'acteur majeur du XXIe siècle pour approvisionner l'Asie. Un pari technologique, un pari de coopération avec les tenants de la Route de la Soie, Russie et Chine et des réalisations sans précédent. Total fait entrer la France dans le XXIe siècle multipolaire, que l'Europe, que certains de ses partenaires le veuillent ou non.»