«C'est très simple: Macron joue un coup de poker», selon François Costantini, docteur en Sciences politiques et spécialiste du Liban, hésitant entre le mot «exfiltration» et «invitation», quant au départ imminent de l'ex Premier ministre libanais de Riyad vers Paris, sans passer par la case Beyrouth. «Tout est possible», avance-t-il, alors que Saad Hariri devrait arriver en France avec sa famille, dans les prochaines 48H.
Un dossier qui sied au président Macron, car il s'inscrit la politique traditionnelle française de protection du Liban et constitue un nouvel épisode dans sa volonté de replacer la France dans le jeu moyen-oriental:
«Sur le dossier libanais, je pense qu'il se veut le rassembleur, arriver à une solution de conciliation nationale, qui passe par le truchement de la diplomatie française et de son influence personnelle. C'est une tentative que joue Macron, mais qui n'est pas nouvelle.»
«Il ne cautionne pas, mais il a fait état d'un certain nombre de renseignements, des services diplomatiques et de renseignements […] On veut que Saad Hariri soit protégé des influences saoudiennes, analyse l'expert. On voudrait, je pense "libaniser" Saad Hariri dans ces négociations. Faire en sorte qu'il ne soit pas l'homme de l'Arabie saoudite, mais qui soit la caution sunnite d'un consensus libanais.»
«Il est évident qu'il y avait anguille sous roche. La situation était anormale et inacceptable pour nous, Libanais», commente Michel Touma, rédacteur en chef de l'Orient-le Jour, l'un des principaux quotidiens libanais. Il voit ce rebondissement comme une «sortie de secours».
«S'il n'y avait pas eu de problème à la base, c'est évident que le président Macron n'aurait pas pris l'initiative.», explique Michel Touma.
«Le président Aoun n'a plus de pouvoir. […] L'essentiel du pouvoir exécutif depuis les accords de Taëf en 1989, imposé par les États-Unis et la présence syrienne, fait que c'est au conseil des ministres qu'en effet tout se discute. Michel Aoun a peu de pouvoir, parce que le rôle du président, malheureusement, a été considérablement amenuisé». Cela montre aussi à quel point
«On est en présence d'une véritable guerre par procuration qui se déroule simultanément sur plusieurs territoires et le Liban est un peu le maillon faible. C'est le pays dont la classe politique est entièrement dépendante de ses protections étrangères»,
selon Karim Émile Bitar, directeur de recherche à l'IRIS, spécialiste du Moyen-Orient et de la politique étrangère des États-Unis.
L'initiative du président Macron a permis de «libérer» temporairement l'ex Premier ministre captif, dont la démission à la télévision saoudienne n'avait guère convaincu, ressemblant plus à une déclaration sous contrainte qu'à l'acte politique d'un homme libre. L'Arabie saoudite, dans sa volonté de contrer l'influence iranienne dans la région, en poussant à la démission du Premier ministre, a échoué, et le regain de tensions tant recherché entre sunnite et chiites, n'a pas eu lieu: «C'est une erreur, une grosse maladresse», avance M. Touma.
Saad Hariri, après avoir investi le Hezbollah au sein du gouvernement, a été taxé de complaisance: «en un an, le leader du Hezbollah a fait 15 discours incendiaires contre l'Arabie saoudite et la famille royale». Une campagne que le royaume n'a pas appréciée et qui a provoqué la crise actuelle, prévisible selon certains, car Hariri aurait été «mis en garde», contre cette violation du principe de «distanciation», cher au parlement national.
«Je ne pense pas que l'Arabie saoudite ait joué un coup gagnant, en effet», constate également François Costantini. On voit difficilement l'Arabie Saoudite imposer quelqu'un d'autre que Saad Hariri. Tous les autres leaders sunnites ne sont pas proches de l'Arabie Saoudite, ils sont plutôt proches de la Syrie, au départ.»
L'Arabie saoudite perd donc l'un de ses rares alliés au sein du pouvoir libanais à cause d'un stratagème qui a fait long feu. Dans la foulée, Riyad a menacé de suspendre le Liban de la ligue arabe… Mais cette manœuvre l'isolerait davantage:
«Je verrai mal l'Arabie Saoudite demander la suspension du Liban de la Ligue arabe, parce qu'elle se couperait d'un certain nombre de pays, comme l'Algérie, qui n'a pas épousé la stratégie de renversement du régime syrien et qui est un pays qui compte», estime M. Costantini.
Il rappelle également les dissensions latentes «sunnito-sunnites», avec la mise à l'index de pays qui ne suivent pas Riyad «dans sa stratégie d'affrontement frontale avec l'Iran». On l'a vu récemment avec le Qatar et l'Irak, selon l'expert, serait aussi «dans son viseur».
Soit Paris sauve la situation d'un conflit imminent, soit elle se met au ban de la région, et la situation d'autant plus scrutée que «nous sommes partis pour une longue crise politique et peut-être même institutionnelle», commente Michel Touma, depuis Beyrouth. Et son pronostic est loin d'être rassurant:
«Il y a des craintes sécuritaires, tout le monde en parle. On craint une reprise des assassinats politiques, comme en 2005. C'est évidemment qu'il y a un risque de guerre. Mais l'impression qui prévaut actuellement, dans les médias, c'est que ce risque n'est pas sérieux. Mais dans cette région, les choses peuvent basculer en 24 h ou 48 h. Disons que tous les éléments qui peuvent aboutir à une guerre sont là.»