Six mois après les premiers bombardements nucléaires, le 5 mars 1946, Winston Churchill a prononcé le fameux discours de Fulton — considéré de facto comme la déclaration de la guerre froide. Washington pensait que l'URSS ne serait pas capable de construire sa propre arme nucléaire avant 1955. Selon l'idée du gouvernement américain et de ses alliés, la guerre chaude devait commencer fin 1949. Le premier essai réussi à Semipalatinsk a mis un terme au monopole atomique des USA et a garanti à l'Union soviétique une longue période de développement paisible.
Dompter l'énergie atomique
Les physiciens russes ont travaillé pendant près de 40 ans avant d'aboutir à l'essai de Semipalatinsk en 1949. Vladimir Vernadski fut le premier à évoquer en Russie, pendant la réunion de l'Académie des sciences en décembre 1910, les sources d'énergie atomique suscitées par les phénomènes radioactifs: il dévoilait alors qu'elles dépassaient des millions de fois toutes les sources imaginables par l'homme. En dépit des difficultés objectives rencontrées pendant les premières années du pouvoir soviétique, il a réussi à fonder en 1922 l'Institut Khlopine du radium.
En 1940, pendant la réunion nationale sur la physique du noyau atomique, Igor Kourtchatov a déclaré que les physiciens soviétiques étaient sur le point de maîtriser la réaction nucléaire en chaîne. Et il a analysé les capacités d'une réaction en chaîne sur les neutrons rapides dans l'uranium 235 pur sans ralentisseur (principe fondamental de la charge des bombes atomiques).
Le premier projet d'arme nucléaire officiellement étudié par le gouvernement du pays a été élaboré par un groupe de chercheurs sous la direction de Friedrich Lange (Institut de physique et de technologie de Kharkov). En 1940, le projet a été rejeté mais par la suite la méthode d'addition de deux masses précritiques d'uranium par la détonation d'un explosif ordinaire, proposée par Lange, est devenue la règle pour toutes les munitions nucléaires. L'Union soviétique aurait probablement pu se doter de l'arme nucléaire avant la guerre, mais l'histoire ne connaît pas le conditionnel.
A partir du milieu des années 1930, le pays a lancé une campagne de lutte contre les «ennemis du peuple»: l'URSS a interdit la littérature spécialisée étrangère, et les chercheurs nucléaires ne pouvaient plus profiter des acquis de la science mondiale. Le milieu scientifique national était également fermé. Le manque de financement de la science appliquée s'expliquait par la méfiance des autorités soviétiques vis-à-vis des physiciens, soupçonnés de «nuisance». Les conflits permanents entre les chercheurs et les fonctionnaires politiques ignorants ne faisaient que nuire à la cause scientifique. C'est pourquoi l'éminent physicien théoricien Gamov a quitté l'URSS en 1933.
La Commission de l'uranium de l'Académie des sciences de l'URSS, créée pendant l'été 1940, devait organiser les recherches sur l'énergie nucléaire dans plusieurs secteurs appliqués. La guerre a apporté ses correctives. Toutefois, le Laboratoire 2 a été ouvert secrètement en 1942 sous la direction d'Igor Kourtchatov à l'université de Kazan. En février 1943, la commission nationale de défense a donné la directive de lancer les recherches nucléaires appliquées. A cette époque, le renseignement soviétique recueillait déjà les informations sur le projet atomique américain. Moscou a obtenu les plans de la première bombe atomique américaine deux semaines après son assemblage aux USA.
Une bombe de l'Oural à l'accent abkhaze
Les renseignements obtenus sur le projet de plutonium américain ont permis d'éviter les erreurs et de réduire les délais de fabrication de la première ogive soviétique. Pour une meilleure fiabilité, elle a été assemblée selon le modèle des USA. Par la suite, les chercheurs soviétiques ont rejeté plusieurs solutions techniques de leurs homologues pour proposer leurs propres solutions, plus efficaces. En évaluant le niveau d'influence étranger sur le projet atomique soviétique, il convient de rappeler les quelques centaines de spécialistes nucléaires allemands qui travaillaient sur deux sites secrets dans la capitale de l'Abkhazie. Cependant, d'après le vice-président de l'Académie des sciences de Russie Jaurès Alferov, «aucun renseignement ne pouvait nous apporter l'arme atomique et régler le problème atomique, l'arme atomique a été conçue en URSS grâce à la présence de notre propre école de physiciens dans les années 1920-1930».
Les exigences tactiques et techniques ont été mises au point pour les bombes atomiques de deux types (plutonium et uranium). La première bombe atomique aérienne RDS-1 a été conçue pour l'avion Tu-4. Il s'agissait d'une construction multicouche (masse — 4,7 tonnes, diamètre — 1,5 mètre, longueur — 3,3 mètres) où le plutonium passait à l'état critique par compression (exercée par la vague de détonation sphérique d'un explosif ordinaire).
La RDS-1 a été testée sur un polygone situé à 170 km à l'ouest de Semipalatinsk. Le terrain d'essai de 10 km de diamètre a été réparti en secteurs et équipé de dispositifs spéciaux pour observer et enregistrer les caractéristiques de l'explosion. Des sections de tunnels de métro ont été construites, des pistes d'atterrissage, des chars, des avions, des canons et des superstructures navales ont été installés.
La bombe numéro 1 a été installée sur une tour de 37,5 mètres de haut au centre du polygone. Le directeur des essais Igor Kourtchatov a ordonné de tester la RDS-1 dans la matinée du 29 août 1949. À 7 heures, heure locale, a explosé une charge nucléaire de 22 kt en équivalent TNT. Vingt minutes après l'explosion, deux chars dotés d'un blindage de plomb ont été envoyés au centre du polygone. Les équipes de reconnaissance ont confirmé que toutes les installations situées à l'épicentre avaient été complètement détruites.
C'est ainsi que l'URSS est devenue la deuxième puissance nucléaire mondiale — ce que le président américain Harry Truman a dû reconnaître péniblement un mois plus tard. Mais une autre humiliation technologique attendait l'Amérique: la Tsar Bomba.
Les USA ont procédé à 1.032 essais nucléaires de 1945 à 1992 — Hiroshima et Nagasaki inclus. L'URSS a réalisé 715 essais pacifiques de 1949 à 1990, ce qui suffisait largement pour garantir la parité nucléaire. Le chemin vers la paix est difficile, d'autant que personne ne prend au sérieux les politiciens avec un rameau d'olivier à la main.