Pourquoi l'élimination des djihadistes français en Syrie et en Irak reste-t-elle un tel tabou en France? C'est indirectement la question que pose le Wall Street Journal (WSJ). En effet, dans une étude publiée lundi 29 mai, le quotidien américain affirme — témoignages de militaires irakiens à l'appui — que Paris transmettrait des informations à Bagdad afin que l'armée irakienne puisse cibler et éliminer à Mossoul des ressortissants français ayant rejoint les rangs de Daech. Des informations préalablement récoltées par les forces spéciales françaises. Ces potentielles révélations semblent en tout cas gêner les autorités françaises, à commencer par l'hôtel de Brienne, qui a refusé de se prononcer sur le sujet.
Une situation délicate de la France vis-à-vis de ses partenaires anglo-saxons qu'évoque également Alexandre Vautravers, chercheur associé au Geneva Centre for Security Policy (GCSP), expert en terrorisme, résolution des conflits et droit international. Celui-ci rappelle le secret inhérent à la mission des forces spéciales. Des unités d'élite, officiellement présentes en Irak uniquement pour former et encadrer les forces irakiennes et kurdes.
« C'est une situation qui est en zone grise par rapport à la ligne politique du gouvernement français, particulièrement vis-à-vis des États-Unis et récemment de la Russie, puisque le Président français — il y a moins de 48 heures — a promis aux deux présidents, américain et russe, que les bottes françaises ne se trouvaient pas dans la région. »
Cependant, au-delà de l'étendue des missions menées par la France sur le théâtre irakien, la gêne de Paris serait surtout d'ordre légal. En effet, même si le terrorisme islamiste — tout particulièrement Daech — incarne l'antithèse absolue des valeurs prônées par la France, ces combattants, en étant des cibles militaires, tombent sous le coup du droit de la guerre, les fameuses conventions de Genève, même si Daech n'est pas un État ni une armée régulière.
« À partir du moment où ces terroristes, ces personnes radicalisées, ont rejoint une force armée, en l'occurrence Daech, ils sont considérés comme des combattants dans une guerre et donc effectivement considérés, traités en tant que combattants, c'est-à-dire ce sont des buts militaires », explique Alexande Vautravers.
Des considérations légales qui peuvent interpeller, notamment sur la capacité du droit humanitaire international à appréhender l'évolution des formes de combat dans notre monde moderne. En effet, à titre d'exemple, les Américains n'ont aucune difficulté à passer outre les conventions de Genève lorsqu'ils emploient des drones, notamment dans l'élimination de leurs citoyens suspectés de terrorisme, non sans causer d'importants dommages collatéraux en territoire étranger.
L'action française en la matière est plus modeste: en tout début d'année, Soren Seelow, journaliste au Monde, estimait à « au moins 8 » le nombre de djihadistes français éliminés de manière « ciblée », dont sept revendiqués par l'armée américaine, dans les environs de Rakka.
Dans le cas de la France, le sujet demeure tabou, la ligne étant, du côté des autorités françaises, de se défendre de cibler des individus, mais des lieux. Des lieux où pourraient donc se trouver des djihadistes français. Une approche que semble valider la réaction de Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement. Interrogé mercredi sur cette étude, il se contentera de répondre par une mise en garde « effrayante », pour reprendre le qualificatif d'Associated Press, à l'adresse des djihadistes français: « Je le dis à tous les combattants qui rejoignent Daech et qui vont à l'étranger pour mener la guerre, mener la guerre c'est prendre des risques, et qu'ils assument leurs risques. »
Gérard Chaliand ne dit pas autre chose quand il affirme:
« Sur le terrain syrien il n'y a aucun cadeau à faire aux islamistes locaux qu'ils soient français ou qu'ils ne soient pas français. […] Je ne vois pas de toute façon de perspective de ramener vifs des gens qui se sont très largement montrés comme des adversaires résolus ».
Les éliminations ciblées, évoquées par le WSJ, pourraient bien relancer le débat sur les « exécutions extrajudiciaires », terme habituellement employé dans le cas des frappes de drones américaines et évoqué en France en octobre 2015. Le champ d'action de l'opération Chammal venait d'être élargi au territoire syrien et l'annonce de frappes françaises ayant pu éliminer des djihadistes français provoquait alors un tollé. Une polémique qui s'éteindra un mois plus tard, lorsque 130 personnes seront tuées dans une série d'attentats à Paris.
Il n'en reste pas moins que ce sont près de 700 Français qui combattraient aujourd'hui dans les rangs de « Daech », soit un quart des effectifs européens de l'organisation terroriste, selon Loïc Garnier, chef de l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste, dans une interview au Figaro en début d'année.
700 individus radicalisés, dont une part de combattants aguerris, insensibilisés aux tueries, qui grâce à leur nationalité française, peuvent à tout moment rentrer en France. Existe-t-il un autre moyen de s'en protéger efficacement que de les éliminer avant qu'ils en risquent de frapper sur notre sol? Si la solution est tentante du point de vue de l'efficacité pour certains, elle est pour d'autres difficilement défendable d'un point de vue moral. Les démocraties ont elles les moyens, sans se renier, de lutter contre le terrorisme? Un nœud gordien qui ne risque pas d'être tranché de sitôt. Au moment de son interview, Loïc Garnier estimait le nombre de ces «revenants» sur le sol national à 200.