D'ici septembre naîtra ce qui est présenté comme un dispositif mondial anti-censure, en partenariat avec le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) et financé par Reporters sans frontières (RSF). Baptisé Freedom Voices Network, ce système fonctionnera ainsi comme une boîte noire pour journaliste, dont la mission, permettre la poursuite des enquêtes et leur diffusion en cas de disparition prématurée de leurs auteurs (disparition, enlèvement ou assassinat), est parfaitement résumée dans son slogan « Stories stay alive ».
« Une bonne initiative » juge Antoine Lefébure, expert en technologies de la communication et auteur du livre L'affaire Snowden: comment les États-Unis espionnent le monde (Éd. La découverte, 2014). Freedom Voices Network permettra en effet à des journalistes de « mutualiser » des systèmes de cryptage et de gestion des données généralement hors de leur portée, tant pour des questions techniques que financières. Une initiative également saluée par François Nénin, lui-même journaliste d'investigation:
« Il fallait qu'il soit fait quelque chose pour aider les journalistes d'investigation qui travaillent dans des dictatures et qui sont soumis à des conditions d'exercice particulièrement difficiles, qui risquent des emprisonnements et parfois des assassinats. Il est bon qu'il y ait une plateforme qui permette de prendre le relais lorsqu'ils sont empêchés de pouvoir poursuivre leurs investigations, protéger leurs données, crypter leurs données et faire en sorte que leurs enquêtes ne meurent pas avec eux. »
Cependant, si l'initiative est louable, le système en lui-même éveille quelques interrogations. En effet, s'il est censé prévenir toute action hostile de la part d'autorités de « régimes dictatoriaux », formant ainsi une « sorte d'assurance-vie pour l'information » pour reprendre les mots de François Nénin, quelles garanties offre concrètement cette « Safe box »?
Car cet espace de stockage, très officiellement annoncé et conçu pour stocker les données les plus sensibles des journalistes d'investigation de toute la planète (notamment des données pouvant leur coûter la vie) demeure accessible en ligne. Une configuration qui, comme le rappelle Antoine Lefébure, n'offre « aucune garantie de sécurité à 100 % », d'autant plus qu'un tel contenu ne peut qu'éveiller l'appétit de certains acteurs de la surveillance du Web…
« Un système comme ça, immédiatement, devient une cible pour tous les services secrets, toutes les mafias qui ont envie de savoir aussi […] Le problème c'est qu'une autorité qui veut savoir, y compris sur Tor, peut réussir à savoir. »
Plus simplement, au-delà de potentiels hackings d'organisations — étatiques ou non — à la pointe en matière informatique, certains États imposent déjà, sur leur formulaire de demande de visa, de communiquer aux douanes ses identifiants Facebook (ou de tout autre réseau social). Ne pourraient-ils pas tout simplement légiférer pour imposer aux journalistes — sous couvert de sécurité intérieure — de communiquer leurs codes d'accès à leur « boîte noire »? Un doute que partage Antoine Lefébure, même si pour lui les avantages de cette initiative prennent le dessus sur les inconvénients:
« Cela devient une arme pour les journalistes. Et les États autoritaires qui n'aiment pas la liberté d'expression pourront rendre cette arme interdite ou bien la surveiller de manière plus précise. »
Une arme, qui pourrait également constituer un « label », une étiquette, qui jouerait en défaveur des journalistes d'investigation, un peu comme c'est le cas pour les membres de certaines ONG mal vues dans certains pays de par leur parti-pris politique ou leurs liens avec des États étrangers. Comment serait perçu un journaliste d'investigation avec ce soupçon supplémentaire d'être affilié à ce « réseau mondial anti-censure » financé par RSF?
« C'est vrai que la nationalité importe, c'est-à-dire que dans la mesure où c'est RSF, un pays occidental, etc. il peut se trouver que dans certains pays, on considère comme inamical pour un journaliste national de s'y inscrire. […] Si un journaliste cubain s'inscrit à ce réseau, je suis sûr que les autorités cubaines vont le considérer comme potentiellement un allié de l'impérialisme américain ou européen. C'est évident que ça sera mal venu. »
Pour François Nénin, pas besoin d'aller jusque sous ces latitudes ensoleillées pour trouver des États où la liberté de la presse laisse à désirer. Comme il l'explique, l'action violente et la suppression des journalistes ne sont pas les seuls moyens de faire plier la liberté d'expression.
« Il faudrait commencer aussi à balayer devant notre porte. On peut dire que même si on n'assassine pas les journalistes en France, il y a une censure qui est omniprésente, il y a des sujets interdits et les journalistes qui commencent à enquêter, plus sur les milieux économiques d'ailleurs que sur les milieux politiques, sont parfois des journalistes indépendants qui se retrouvent très seuls, harcelés judiciairement, comme ça a été le cas de Denis Robert avec l'affaire Clearstream. C'est vrai qu'en France, on ne tue pas les journalistes au sens propre du terme, néanmoins, il y a l'expression — tuer un journaliste — au sens figuré qui consiste à employer une série de mesures et de représailles pour qu'il ne puisse plus aller au terme de ses enquêtes. »
« J'ai pu constater à titre personnel, en France, les mesures qui ont été mises en place pour m'empêcher d'avancer. Donc il y a d'une part une forme de harcèlement judiciaire, ce sont des procès… On peut employer des méthodes, comme tout d'un coup, vous avez un cambriolage chez vous et il y a seulement votre ordinateur portable qui disparaît. Il y a des pressions qui ont été organisées sur mes proches, des pressions sur mes sources, mes contacts pour les retourner, des pressions sur mes employeurs, les journaux qui m'employaient, une campagne de dénigrement aussi […] c'est tout aussi problématique que l'assassinat de journalistes. »