Freedom Voices Network, la boîte noire des journalistes

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À Cannes, le journaliste d’investigation Laurent Richard a présentée la plateforme « Freedom Voices Network ». L’initiative vise à protéger les journalistes d’investigation et leurs enquêtes à travers le monde. Louable initiative, mais qui pose quelques questions en termes de viabilité à long terme. Analyse.

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Le festival Cannes ne se limite pas à son tapis rouge, ses « marches de la gloire » et ses robes échancrées, la croisette est également le lieu de rendez-vous des journalistes venus présenter leurs longs-métrages documentaires. Ainsi, à l'occasion du « Doc Corner » du Marché du film, le journaliste d'investigation Laurent Richard, connu pour « Cash Investigation », a-t-il présenté une initiative qui pourrait bien s'apparenter à une petite révolution dans le milieu.

D'ici septembre naîtra ce qui est présenté comme un dispositif mondial anti-censure, en partenariat avec le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) et financé par Reporters sans frontières (RSF). Baptisé Freedom Voices Network, ce système fonctionnera ainsi comme une boîte noire pour journaliste, dont la mission, permettre la poursuite des enquêtes et leur diffusion en cas de disparition prématurée de leurs auteurs (disparition, enlèvement ou assassinat), est parfaitement résumée dans son slogan « Stories stay alive ».

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Concrètement, les journalistes d'investigation du monde entier pourront crypter et stocker leurs données les plus confidentielles dans une « Safe Box », accessible via le réseau informatique Tor, qui lui-même anonymise les connections. Côté assistance technique, la garantie est de poids, l'initiative de Laurent Richard étant soutenue par Edward Snowden, toujours en exil en Russie.

« Une bonne initiative » juge Antoine Lefébure, expert en technologies de la communication et auteur du livre L'affaire Snowden: comment les États-Unis espionnent le monde (Éd. La découverte, 2014). Freedom Voices Network permettra en effet à des journalistes de « mutualiser » des systèmes de cryptage et de gestion des données généralement hors de leur portée, tant pour des questions techniques que financières. Une initiative également saluée par François Nénin, lui-même journaliste d'investigation:

« Il fallait qu'il soit fait quelque chose pour aider les journalistes d'investigation qui travaillent dans des dictatures et qui sont soumis à des conditions d'exercice particulièrement difficiles, qui risquent des emprisonnements et parfois des assassinats. Il est bon qu'il y ait une plateforme qui permette de prendre le relais lorsqu'ils sont empêchés de pouvoir poursuivre leurs investigations, protéger leurs données, crypter leurs données et faire en sorte que leurs enquêtes ne meurent pas avec eux. »

Cependant, si l'initiative est louable, le système en lui-même éveille quelques interrogations. En effet, s'il est censé prévenir toute action hostile de la part d'autorités de « régimes dictatoriaux », formant ainsi une « sorte d'assurance-vie pour l'information » pour reprendre les mots de François Nénin, quelles garanties offre concrètement cette « Safe box »?

Car cet espace de stockage, très officiellement annoncé et conçu pour stocker les données les plus sensibles des journalistes d'investigation de toute la planète (notamment des données pouvant leur coûter la vie) demeure accessible en ligne. Une configuration qui, comme le rappelle Antoine Lefébure, n'offre « aucune garantie de sécurité à 100 % », d'autant plus qu'un tel contenu ne peut qu'éveiller l'appétit de certains acteurs de la surveillance du Web…

« Un système comme ça, immédiatement, devient une cible pour tous les services secrets, toutes les mafias qui ont envie de savoir aussi […] Le problème c'est qu'une autorité qui veut savoir, y compris sur Tor, peut réussir à savoir. »

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Autre interrogation, qui sera chargé d'ouvrir, après un éventuel assassinat du journaliste, cette boîte noire? S'agira-t-il d'un collègue de la rédaction, de la Justice? Comment être sûr que la personne qui l'ouvrira est pétrie de bonnes intentions ou est au moins neutre par rapport à l'affaire ayant entraîné la mort d'un journaliste? « Le fait que cela soit réservé à uniquement ces personnes est une utopie […] même si Snowden va y participer » souligne Antoine Lefébure, ajoutant que si aujourd'hui des Etats ne sont pas en mesure de garantir la sécurité informatique de certaines de leurs bases de données, cela paraît d'autant plus compliqué pour une association de journalistes.

Plus simplement, au-delà de potentiels hackings d'organisations — étatiques ou non — à la pointe en matière informatique, certains États imposent déjà, sur leur formulaire de demande de visa, de communiquer aux douanes ses identifiants Facebook (ou de tout autre réseau social). Ne pourraient-ils pas tout simplement légiférer pour imposer aux journalistes — sous couvert de sécurité intérieure — de communiquer leurs codes d'accès à leur « boîte noire »? Un doute que partage Antoine Lefébure, même si pour lui les avantages de cette initiative prennent le dessus sur les inconvénients:

« Cela devient une arme pour les journalistes. Et les États autoritaires qui n'aiment pas la liberté d'expression pourront rendre cette arme interdite ou bien la surveiller de manière plus précise. »

Une arme, qui pourrait également constituer un « label », une étiquette, qui jouerait en défaveur des journalistes d'investigation, un peu comme c'est le cas pour les membres de certaines ONG mal vues dans certains pays de par leur parti-pris politique ou leurs liens avec des États étrangers. Comment serait perçu un journaliste d'investigation avec ce soupçon supplémentaire d'être affilié à ce « réseau mondial anti-censure » financé par RSF?

« C'est vrai que la nationalité importe, c'est-à-dire que dans la mesure où c'est RSF, un pays occidental, etc. il peut se trouver que dans certains pays, on considère comme inamical pour un journaliste national de s'y inscrire. […] Si un journaliste cubain s'inscrit à ce réseau, je suis sûr que les autorités cubaines vont le considérer comme potentiellement un allié de l'impérialisme américain ou européen. C'est évident que ça sera mal venu. »

Pour François Nénin, pas besoin d'aller jusque sous ces latitudes ensoleillées pour trouver des États où la liberté de la presse laisse à désirer. Comme il l'explique, l'action violente et la suppression des journalistes ne sont pas les seuls moyens de faire plier la liberté d'expression.

« Il faudrait commencer aussi à balayer devant notre porte. On peut dire que même si on n'assassine pas les journalistes en France, il y a une censure qui est omniprésente, il y a des sujets interdits et les journalistes qui commencent à enquêter, plus sur les milieux économiques d'ailleurs que sur les milieux politiques, sont parfois des journalistes indépendants qui se retrouvent très seuls, harcelés judiciairement, comme ça a été le cas de Denis Robert avec l'affaire Clearstream. C'est vrai qu'en France, on ne tue pas les journalistes au sens propre du terme, néanmoins, il y a l'expression — tuer un journaliste — au sens figuré qui consiste à employer une série de mesures et de représailles pour qu'il ne puisse plus aller au terme de ses enquêtes. »

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On pourra notamment citer, en guise d'illustration, les récentes mésaventures de Nicolas Grégoire. Ancien emploi fictif de l'UDF, il pensait pouvoir sortir — à l'instar du Canard Enchaîné sur François Fillon ou Marine Le Pen — quelques dossiers gênants sur François Bayrou, le principal allié de celui qui est depuis devenu notre président de la République. Hormis le « silence » de ses confrères, avec des reports éternels de l'AFP et des rédactions, il relate quelques « barbouzeries », comme lorsqu'il a retrouvé « des pans entiers » de son disque dur effacé de son ordinateur professionnel, qu'il avait pourtant pris soin d'éteindre. Un cas de figure que confirme François Nénin:

« J'ai pu constater à titre personnel, en France, les mesures qui ont été mises en place pour m'empêcher d'avancer. Donc il y a d'une part une forme de harcèlement judiciaire, ce sont des procès… On peut employer des méthodes, comme tout d'un coup, vous avez un cambriolage chez vous et il y a seulement votre ordinateur portable qui disparaît. Il y a des pressions qui ont été organisées sur mes proches, des pressions sur mes sources, mes contacts pour les retourner, des pressions sur mes employeurs, les journaux qui m'employaient, une campagne de dénigrement aussi […] c'est tout aussi problématique que l'assassinat de journalistes. »

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