C'est ici que le président uruguayen Tabaré Vazquez a invité Vladimir Poutine pendant sa visite officielle à Moscou.
La population, qui compte presque 2 000 habitants, continue de respecter les traditions de ses ancêtres qui ont traversé l'océan Atlantique il y a plus d'un siècle pour commencer une nouvelle vie à partir de rien dans ce pays d'Amérique latine.
Les habitants de San Javier, commune située dans le département de Rio Negro, préservent la culture de leurs grands-parents et arrière-grands-parents par la musique, les danses et les plats traditionnels.
Et même si les habitants de San Javier soient fiers de leur patrimoine, ils ont réussi en un siècle à créer leur propre identité en adoptant les coutumes du pays latino-américain où ils se sont installés.
Résultat: ils savent danser la danse populaire russe sur un air de Kalinka mais boivent plutôt du maté que du thé et parlent un russe très basique.
Les descendants des immigrés russes en Uruguay évoquent dans une interview à Sputnik l'histoire de leur famille et racontent le sort tragique des premiers colons, les nombreuses difficultés sur leur chemin vers une vie calme et la prospérité, ou encore les persécutions de la dictature uruguayenne (1973-1985) qui ont poussé certains d'entre eux à s'éloigner de leurs racines et à oublier la langue de leurs ancêtres.
A la recherche d'une vie meilleure
Les 300 premières familles représentant le groupe religieux Nouvel Israël sont arrivées en Uruguay avec leur prophète et guide spirituel autoritaire, Vassili Loubkov (Basilio Lubkov), en mai 1913.
Les membres du mouvement, pratiquement tous paysans, ont quitté l'Empire russe pour échapper aux persécutions du tsar Nicolas II.
Leurs petits-enfants racontent que beaucoup d'entre eux ont suivi la "mission divine" de Loubkov pour d'autres raisons.
"Ils ne comprenaient pas les idées du groupe Nouvel Israël car ils n'étaient pas cultivés mais Loubkov promettait des terrains et de meilleures conditions de travail en Uruguay, un pays prospère et agréable avec un climat doux", explique Olga Sanin, présidente adjointe du Centre culturel Maxime Gorki à Montevideo et descendante des premiers habitants de San Javier.
Chaque semaine pendant un mois, ils partaient en groupe du port baltique de Libava (actuellement Liepaja à l'ouest de la Lettonie), puis faisaient escale à Londres pour rejoindre, enfin, Montevideo.
Une première déception attendait ces Russes dès leur arrivée dans la capitale uruguayenne.
Au lieu de partir directement vers des terrains fertiles, les nouveaux arrivants devaient passer plusieurs mois en quarantaine dans un hôtel réservé aux immigrés, qui ressemblait plutôt à des baraques aux conditions déplorables et une pénurie de produits d'hygiène.
Seulement fin juillet, les familles russes ont pris le bateau pour se rendre par le fleuve Uruguay jusqu'à Puerto Viejo. C'est dans ses environs qu'ils se sont installés.
Néanmoins, le plus grand défi les attendait à la fin du chemin — où il n'y avait rien d'autre qu'un simple champ.
Surtout, les colons n'étaient pas préparés au climat local humide et pluvieux.
"Pour se protéger du froid les premiers colons ont creusé des tranchées pour y installer des matelas et des vêtements, mais malgré tous leurs efforts certains enfants et vieillards n'ont pas réussi à survivre au premier hiver en Uruguay", explique Alejandro Sabelin, président adjoint du Centre culturel Maxime Gorki dont les grands-parents sont arrivés en Uruguay sur l'un des premiers navires.
C'est seulement grâce à l'aide de certains paysans qu'ils ont réussi à bâtir des maisons, à construire la première école et ont commencé à pratiquer l'agriculture. Plus tard, ils ont lancé la production d'huile de tournesol en Uruguay.
Une identité commune
Les premiers colons russes ne parlaient pas espagnol et vivaient en isolement sous la direction de Loubkov, qui tentait de "reproduire le royaume de Dieu sur Terre" — ce qui compliquait considérablement leur intégration à la société uruguayenne.
De leur côté, les Créoles se moquaient de leur apparence et de leurs coutumes.
"Les enfants uruguayens me lançaient des pierres parce qu'ils n'étaient pas habitués aux cheveux clairs et aux yeux bleus", se souvient Sara Subbotin, dont les ancêtres sont arrivés en Uruguay avec les premières vagues de migration.
A cause de ce rejet des Uruguayens, les enfants russes ont arrêté de parler leur langue natale. D'autant qu'on ne leur enseignait jamais le russe à l'école de San Javier.
"La langue a commencé à disparaître parce que les parents sentaient que leurs enfants étaient exclus", explique Sara Subbotin.
Une meilleure intégration a été rendue possible au milieu des années 1920, quand Loubkov est revenu en Russie avec des dizaines de familles d'adeptes en raison d'une vague de colère de la communauté envers lui.
Ceux qui sont restés en Uruguay ont tenté de s'ouvrir davantage aux traditions locales, tandis que les nouveaux immigrants russes qui fuyaient la révolution importaient avec eux des idées politiques, pas religieuses. Ainsi, la colonie s'est transformée progressivement en communauté laïque intégrée à la société locale.
Néanmoins, les colons cherchaient tout de même à maintenir un contact avec la patrie historique.
Ainsi, pour faire perdurer les traditions des premiers colons, le Centre culturel Maxime Gorki a été fondé en 1945 à San Javier en tant qu'antenne du centre qui existait déjà à Montevideo.
"On célébrait toujours le Nouvel an comme une grande fête, avec un immense sapin et des cadeaux pour les enfants", se souvient Sabelin.
Après la guerre, quand Moscou a incité les émigrés à revenir dans le pays, l'Uruguay traversait une crise économique et certains habitants de San Javier ont pris le risque de revenir dans un pays qui leur était inconnu, sachant que beaucoup d'entre eux ne parlaient pas russe.
Dans le cadre de cette campagne, Sanin, ses parents et d'autres familles sont arrivés en URSS en 1959. Lui est revenu en Uruguay 30 ans plus tard, ne parvenant pas à se sentir à part entière "chez lui" dans le pays de ses grands-parents.
De son côté, Sara Subbotin a profité d'une bourse proposée par l'université de l'amitié des peuples pour suivre des études pendant 5 ans à Moscou dans les années 1960.
"En Russie personne ne me considérait comme une Russe alors qu'en Uruguay personne ne nous acceptait encore comme des Uruguayens, nous restions "russes". C'est le principal problème des Russes dans ce pays", se rappelle-t-elle.
De nouvelles persécutions
A partir de 1973, les descendants de ceux qui avaient fui les répressions tsaristes ont commencé à subir celles de la dictature uruguayenne qui voyait en chacun d'eux un communiste potentiel.
Le frère de Sanin n'est pas parti avec les autres membres de la famille en URSS et a préféré rester travailler à l'usine de sucre à Paysandú.
"Un jour, des militaires sont arrivés dans l'usine et ont ordonné de leur livrer cinq hommes avec des noms russes, y compris mon frère; le directeur leur a sauvé la vie en assurant que la production s'arrêterait sans eux, mais nombreux ont été ceux qui n'ont pas réussi à se sauver", regrette Sanin.
Le Centre Maxime Gorki a été fermé, détruit à l'intérieur, les vêtements de danse populaire ont été brûlés et les fêtes ont été interdites.
Après l'invasion de la colonie par les militaires, les emprisonnements, les accusations et les tortures, la population russophone a complètement cessé de parler russe pour éradiquer tout soupçon de lien culturel avec la Russie.
"Certains interdisaient à leurs enfants de parler russe par peur devant les militaires, qui fouillaient chaque maison à la recherche de livres et accusaient même les habitants d'avoir accueilli des sous-marins soviétiques dans le port de Puerto Viejo", explique Sanin.
Le retour aux racines culturelles
Bien que de nombreux habitants de San Javier souffrent encore aujourd'hui des horreurs de la dictature, plus de 30 ans plus tard ils commencent à chercher la possibilité de faire revenir l'esprit de la Russie en Uruguay.
"Malgré les souvenirs tragiques, je crois qu'il faut maintenir les liens culturels et parler la langue (russe)", affirme Sanin, qui donne également des cours de russe.
La tâche de transmettre les traditions de génération en génération incombe au Centre Maxime Gorki qui a rouvert ses portes. Il abrite aujourd'hui le collectif de danse local Kalinka, qui s'est récemment rendu en Russie où il a pu faire une prestation et se familiariser avec le pays de ses ancêtres.
Les membres de Kalinka attendent avec impatience son directeur artistique Nina, qui vient chaque année de Voronej grâce à l'ambassade de Russie.
Le Nouvel an n'est finalement pas devenu la fête principale pour les habitants de San Javier, mais tous les ans, le 27 juillet, la ville célèbre l'anniversaire de sa fondation en préparant des plats traditionnels, en chantant et en dansant.
"Les Uruguayens ne connaissent pas les chachliks (brochettes), le tvorog (fromage frais), le chou fermenté ou les vareniki (raviolis). Les habitants d'autres régions viennent spécialement pour la journée de San Javier afin de goûter tout cela", raconte Sabelin.
La ville, qui n'a pas oublié ses traditions mais les a transformées et adaptées à la culture locale, a célébré en juillet 2013 son 100e anniversaire depuis l'arrivée des premiers colons en Uruguay — un pays qui leur a permis de commencer une nouvelle vie.