Après Mossoul, Raqqa! nous annonçait François Hollande lors de sa visite aux troupes françaises en Irak, au tout début du mois de janvier. Une visite lors de laquelle le président français avait prophétisé une « année de victoire contre le terrorisme ». Si nous espérons tous que cela soit le cas, il semblerait que l'ordre des choses soit quelque peu contrarié, ce qui en soi n'apparaît pas vraiment problématique sur le plan de la lutte contre « Daech » et le terrorisme — encore que —, mais pourrait l'être en termes de retombées diplomatiques et géostratégiques dans la région.
En parallèle, depuis le 24 août 2016, fort de la normalisation de ses relations avec Moscou et du soutien de ses alliés de la coalition arabo-occidentale, Ankara a lancé ses troupes dans le nord de la Syrie dans le cadre de l'opération « Bouclier de l'Euphrate », visant à soutenir l'Armée syrienne libre (ASL), dans son combat contre les membres de l'organisation terroriste « Daech », mais également contre les combattants kurdes.
Les Kurdes, des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui eux-mêmes ciblent Raqqa dans le cadre de l'opération « Colère de l'Euphrate », lancée le 6 novembre. Raqqa, une ville essentielle du Kurdistan syrien et que la Turquie n'entend certainement pas laisser aux mains des Kurdes, comme le souligne le géopolitologue Richard Labévière:
« L'objectif opérationnel, militaire, à court terme d'Ankara c'est bien évidemment d'empêcher la constitution d'une zone kurde en Syrie. »
Pour Richard Labévière, la Turquie « fera tout » pour empêcher « l'émergence d'une zone de continuité territoriale kurde » sur le territoire syrien, ou que celle-ci établisse des jonctions avec son voisin irakien ou encore avec la zone du Pjak iranien. Des forces kurdes par ailleurs soutenues par les États-Unis, dans un jeu trouble avec Ankara:
« Il est clair qu'après Alep, les Américains font tout, y compris en agitant l'éventail kurde, parfois dans leur sens, parfois contre eux avec l'appui des Turcs, pour qu'ils puissent porter à Genève, dans le processus de négociation qui va redémarrer dans quelques jours, pour toujours avancer leur plan qui selon eux passe par une partition de la Syrie. »
Nous sommes d'ailleurs là face aux ambiguïtés de la politique américaine dans la région, qui est loin d'être monolithique: si la CIA est plutôt dans le camp de Ryad en soutenant « Daesh », le Pentagone a lui plutôt soutenu les Kurdes, au grand dam de la Turquie.
C'est bien de cette ambivalence qu'appelle à sortir le ministre turc des Affaires étrangères quand il déclare, concernant la libération de Raqqa: « Il est nécessaire de mener cette opération, non pas avec d'autres groupes terroristes, mais avec les bonnes personnes. »
L'opération turque pourrait-elle être sur le point de porter ses fruits? Quoi qu'il en soit, Ankara anticipe, Mevlüt Cavusoglu ajoutant que « la cible suivante, en Syrie, est l'opération de Raqqa ». Pour notre géopolitologue, il apparaît peu probable que la Turquie et ses alliés sur le terrain parviennent à s'emparer seuls d'une telle ville, néanmoins les approvisionnements de Raqqa — en termes de combattants terroristes et de matériel — pourraient être interrompus.
Une bonne nouvelle en somme, sauf que voilà, quels sont les plans de la Turquie? Ankara qui s'est rapprochée de Moscou et éloignée de Washington — notamment suite au putsch manqué de cet été —, mais qui continue à entretenir des relations étroites avec les États-Unis et ses alliés du Golfe, notamment dans le cadre de l'OTAN ou de la coalition arabo-occidentale. Ibrahim Kalin, Porte-parole du président turc, a par ailleurs souligné une coordination avec la Russie afin d'éviter tout incident.
Une situation impensable il y a encore six mois, alors que la Turquie soutenait — avec ses alliés saoudiens — les groupes les plus extrémistes dans sa volonté de faire tomber le gouvernement syrien. Une ligne que la Turquie semble avoir délaissée, au grand dam des Saoudiens, mais aussi de la France. Pour Richard Labévière, si la France participe aux opérations militaires, elle est diplomatiquement « hors combat », ne pouvant plus prétendre à sa ligne de médiateur, dès lors qu'elle s'est positionnée comme « juge et partie » en se rangeant derrière Ryad.
« La France, sur le plan diplomatique, est totalement "out" dans la mesure où la France a pris fait et cause pour la ligne saoudienne, pour l'Arabie saoudite, pour des raisons de marchés, de balance commerciale, pour des raisons intérieures, on l'a vu avec la ligne diplomatique personnalisée par Laurent Fabius… »
Une situation d'autant plus inconfortable que Raqqa était pour Paris une « obsession », notamment suite aux attentats de novembre 2015.
Preuve parmi d'autres de ce hors-jeu du Quai d'Orsay sur le dossier syrien, son absence au processus d'Astana — au Kazakhstan — où fin janvier, avant la reprise des pourparlers à Genève, iraniens, Turcs et Russes ainsi que des représentants du gouvernement syrien et de groupes d'opposition se sont rencontrés.
« La France n'a absolument pas participé au processus d'Astana, qui encore une fois n'est absolument pas parallèle — ou contradictoire — de ce qui se passe à Genève, mais est en complémentarité avec le processus de Genève. »
Certes, Genève reste l'une des phases de la résolution politique du conflit syrien. Pourtant, c'est à Astana que Russes, Iraniens et Turcs sont en train de damer le pion à l'Occident pour l'après-guerre, avec un principe simple: la realpolitik, qui consiste à parler à tous acteurs du conflit, y compris Damas. Realpolitik qui s'accorde mal avec la diplomatie française, qui à force de s'arc-bouter sur le départ d'Assad comme préalable à toute solution, s'est exclue elle-même du mouvement.