Invités: Gilles Grin est le directeur de la Fondation Jean Monnet pour l'Europe. Il est également docteur en Relations Internationales et chargé de cours à l'Institut d'études politiques, historiques et internationales à l'Université de Lausanne.
François Lafond est membre du comité éditorial du think-tank européen Volta, membre du Conseil scientifique de la fondation « Institute of European Democrats » à Bruxelles ainsi qu'à l'Institut Jean Lecanuet à Paris. Il est également maître de conférences à Sciences Po Paris dans le campus Euro-Atlantique où il enseigne l'intégration européenne.
Gilles Grin :
« À mon avis, je dirais plutôt que non. Je crois que vous avez mis le doigt sur quelque chose de très important, qui est l'émergence de grands ensembles dans le monde, parce que les pays européens individuels seuls seraient trop petits. D'autres régions du monde se développent très très vite et pour influencer les règles mondiales, la globalisation, il faut être un grand ensemble. Et c'est en cela que l'on peut voir la création de cette union eurasienne et que l'on peut voir l'existence en Europe plus à l'ouest de l'Union européenne. Mais en même temps, cette Union européenne, c'est clair qu'elle n'est pas du tout une prison des peuples. Ça pourrait être le premier argument qu'on aurait à l'esprit pour dire c'est un petit peu comme l'Union soviétique. Or, si l'on prend le cas de la Hongrie d'où viennent les propos du Premier ministre, on voit que les électeurs hongrois en 2003 avaient accepté l'adhésion à l'Union par 84 % de "Oui". À tout moment, ils peuvent invoquer un article du Traité sur l'Union européenne comme les Britanniques l'ont fait pour créer une procédure de retrait. Et les sondages actuels d'ailleurs semblent montrer que peut-être deux tiers des Hongrois pourraient bien souhaiter rester dans l'Union à ce jour. Donc, je crois que c'est une différence essentielle.
Et puis on pourrait aussi dire : imaginez qu'un système soviétique est un système non démocratique ; or, l'Union européenne est démocratique puisque les lois européennes sont adoptées par une sorte de parlement bicaméral avec des élus.
Et puis on pourrait se dire : oui, un système soviétique, c'est un système où finalement les entités membres ont perdu leur pouvoir. Et dans le cas de l'Union européenne, il est vrai que dans certains domaines choisis par tous il y a des délégations de souveraineté à l'Union. Ça a fait partie de l'ADN du projet dès le début en 1950. Mais ces domaines de mise en commun de la souveraineté, ils sont choisis par tous. Ils permettent aux Européens, en partageant cette souveraineté, d'avoir quand même quelque chose à dire dans le monde tandis que dans certains cas la globalisation le ferait perdre tout simplement. »
François Lafond :
« Je suis globalement d'accord avec ce qu'il est en train de dire sur la liberté que les États de l'Union européenne ont de rester et de sortir. Et le cas de la Grande-Bretagne est à ce titre assez illustratif, d'autant qu'on se rend compte qu'il y a eu un vote, mais que c'est beaucoup plus long, compliqué et que finalement peut-être ça n'arrivera pas. Donc il faut être très prudent.
Et puis d'un autre côté sur la soviétisation, c'est vrai qu'il y a des problèmes et qu'il va falloir les affronter sérieusement. C'est-à-dire que l'Europe a des difficultés et c'est indéniable, mais ce n'est pas dû à l'Europe en tant que telle, c'est plus dû aux États membres qui la composent et qui refusent de continuer la logique initiale. C'est-à-dire qu'on est au milieu du gué, entre guillemets, on a transféré un certain nombre de pouvoirs aux institutions démocratiques, mais pas suffisamment pour que celles-ci fonctionnent. »
Donc c'est de plus d'intégration dont on a besoin, à votre avis ?
FL : 11-46 « Oui, c'est plus d'intégration et faite d'une façon plus moderne, entre guillemets. C'est plus l'Europe des années 50, on est plus six, on est vingt-huit, vingt-sept, si le Royaume-Uni se détache, mais c'est une situation qui est complètement différente d'il y a cinquante ans. Donc, il faut adapter en quelque sorte ces instruments institutionnels et juridiques au temps d'aujourd'hui et aux défis d'aujourd'hui. À l'époque, c'était la paix qu'on recherchait principalement, maintenant il y autre chose. »
Est-ce qu'on peut réellement dire qu'au fur et à mesure que l'intégration progressait en Europe, les choses ont empiré, dans le domaine du pouvoir d'achat et de l'économie ?
GG : « C'est une question évidemment très très complexe. Je pense que si l'Union européenne se trouvait par hypothèse seule dans le monde, les travaux scientifiques, les études économiques auraient pu bien montrer que cette intégration économique entre des pays qui ont des économies relativement proches amène à une amélioration d'ensemble. Et après, c'est à l'ensemble intégré de veiller à ce que tout le monde puisse profiter des fruits, il faut des solidarités et des systèmes de redistribution. Donc l'Union européenne seule qui s'intègre, aucun problème. Je crois que le problème vient du fait que cette Europe, elle n'est pas seule au monde et qu'il y a beaucoup d'autres pays, d'autres régions.
Il y a ce phénomène déjà très ancien, mais qui s'est accéléré, de globalisation. Et la globalisation, je pense qu'elle entraîne une élévation globale du bien-être dans le monde, mais avec des problèmes qui peuvent être terribles en termes environnementaux, en termes sociaux, en termes d'effets de redistribution. Et d'ailleurs, la très grave crise dans laquelle l'Union européenne a été tout récemment en termes économiques et dont elle n'est pas vraiment sortie, elle vient de l'extérieur. Cette crise ne vient pas de l'intérieur de l'Union. Les Européens n'ont rien demandé, ils ont été frappés par ceci. Et comme ils n'avaient pas d'instruments développés pour agir en commun, ils ont dû les développer dans l'urgence. C'était laborieux, pénible, mais heureusement l'euro a très bien tenu. Et puis des progrès dans l'intégration économique ont encore pu être faits. Et donc je crois que tous les problèmes que vous exposez, les gens les ressentent, on ne peut pas les nier, mais je pense qu'ils viennent du facteur extraeuropéen et que l'Europe unie peut justement être plus forte dans le monde et promouvoir le bien-être de ses citoyens. »
En Europe se pose la question de la cohésion culturelle, pas forcément autour de la religion, mais autour de la laïcité. Ce n'est pas le fait qu'il y ait des membres d'autres religions, il y a l'idée qu'il y a des gens qui imposent leurs valeurs, leur religion, leur culture à ceux qui respectent le principe de laïcité. Je pense que le débat s'organise autour de cette question.
Le christianisme n'est pas vraiment la base de la discussion, c'est plutôt l'idée que l'on perd cette idée de laïcité, qu'il y ait une atteinte à la laïcité en France. Ce n'est pas qu'il y ait d'autres religions, qu'il y ait des gens d'autres religions qui viennent en Europe, c'est le fait qu'il y a une idée qu'il y a des gens qui imposent leurs valeurs, leur religion, leur culture aux autres qui respectent le principe de la laïcité. Lors de l'époque de l'Union soviétique, il n'y avait pas ce débat-là, il n'y avait pas de cohésion sur le plan culturel, religieux. Que pensez-vous ?
GG : « Évidemment, l'époque de l'Union soviétique c'était une période où il y avait des peuples très différents qui avaient été rassemblés finalement dans cette fédération et il y avait quand même une charte de plan là-dessus. Et d'ailleurs, on a vu qu'à un certain moment, lorsque le système avait disons tenté d'être réformé dans la deuxième partie des années 80, il n'a pas pu survivre.
Moi je pense qu'il ne faut pas exagérer cette cohésion, cette unicité qui était dans l'Union soviétique. Autrement, je crois que, quand vous évoquez la question de la culture, j'ajouterai celle des valeurs qui est très très liée. Je crois que là vous êtes vraiment au cœur du débat européen, c'est-à-dire quelles sont les valeurs de ces pays européens qui appartiennent à l'Union européenne et comment est-ce qu'ils voient leur avenir, qui est forcément commun dans un monde qui évolue très vite, dans cinquante ans, dans cent ans. Donc, il y a vraiment le choix de son modèle, de ses valeurs et j'ai l'impression — là je parle à titre personnel — que la question de la religion est une question certes importante, mais vraiment une parmi d'autres.
Et c'est une question qui n'a pas vocation non plus à être définie en détail au niveau d'un grand ensemble comme l'Union européenne. Je me permets de dire ça parce que je viens de Suisse, je suis à Lausanne, et la Suisse, c'est un tout petit pays, mais où les règles sur les relations finalement Église-êtres sont du ressort des cantons. Nous avons 26 cantons en Suisse et ça ne serait venu à l'idée de personne en Suisse de centraliser ceci, même au niveau d'un pays de 8 millions d'habitants. Donc ça me paraît tout à fait normal et sain qu'il reste des règles, des façons d'appréhender ces questions de laïcité et de culture au niveau des États-membres. C'est typiquement des choses qu'il serait erroné de vouloir centraliser parce que ça, ce serait de créer la structure trop centralisée dont je pense personne ne veut en Europe. »
Je voudrais revenir sur la question des armements. Aujourd'hui, on voit des guerres qui éclatent un peu partout. Est-ce un moyen pour l'Europe et les pays hyperindustrialisés de générer des revenus dans un secteur qui marche bien pour eux ? Est-ce que les armes vont sauver l'économie européenne ?
FL : « Non, je ne crois pas que la fabrication industrielle d'armements en Europe soit vraiment le cœur de notre économie. On en est bien loin. Le cœur de l'économie européenne, c'est toute une série d'autres produits industriels. Ça peut être les automobiles, ça peut être l'espace, qui n'est pas forcément militaire. »
« C'est la même chose ! C'est la haute technologie civile qui vient. Airbus c'est bien une entreprise. »
FL : « Oui, c'est une entreprise, mais ce n'est pas une entreprise militaire. La preuve, c'est qu'ils essayent de faire des avions militaires qui n'arrivent pas à voler. L'A400M n'arrive pas à voler parce que les États ont voulu absolument conserver un certain nombre de prérogatives et n'ont pas laissé faire les industriels. Je ne crois pas qu'il faille trop s'appesantir sur cette question de la course aux armements. Il y a des pays qui sont en train de constater des frontières qui sont instables, que ce soit au sud, que ce soit à l'est. Je peux vous dire que la Russie a aussi un élément en quelque sorte perturbant dans ce contexte diplomatique, notamment en Ukraine. Et donc l'Europe doit simplement faire en sorte que son ensemble reste stable et en paix ce qui n'est pas forcément une chose évidente, vu nos frontières. Mais ce n'est pas avec les armements, avec la production d'armements qu'on arrivera à relancer l'économie. »
GR : « J'ai aussi le sentiment qu'il s'agit d'une partie de l'économie et qu'à cet égard le problème de l'Europe, c'est plutôt la fragmentation des industries de défense et le fait que les États achètent de façon séparée, que les standards quand ils sont harmonisés, le sont du fait de l'Otan — sinon ils ne le sont pas — et que d'ailleurs il y a justement des efforts européens pour créer une vraie industrie européenne de défense. Et l'autre problème, c'est que globalement les Européens, par rapport aux standards internationaux, ne dépensent pas assez pour leur défense. Déjà pendant la guerre froide, c'était moins que le partenaire américain. Les choses ont encore empiré dans l'après-guerre froide et si l'Europe veut vraiment un jour pouvoir assumer ses responsabilités et puis revendiquer la place d'un pôle qui compte, qui est importante dans le monde, c'est évident qu'elle devra dépenser plus pour sa défense et d'ailleurs pour sa sécurité en général puisque les risques sont devenus beaucoup plus multiformes. Donc on peut effectivement imaginer qu'il devrait y avoir — idéalement, si c'est possible — une élévation des dépenses de défense. Mais évidemment ce n'est pas quand même ça seul qui pourrait changer la nature de l'économie européenne et la redynamiser. Je pense que ce qui peut la redynamiser, c'est vraiment l'éducation, l'innovation, ces domaines-là. C'est là qu'il y aurait un avenir pour l'Europe. »
Vous êtes d'accord, François Lafont ?
FL : « Oui, qu'il faille investir sur l'éducation, la recherche, l'innovation, principalement civiles parce que l'Europe s'est constituée pour faire la paix. Donc il y a aussi ce paradoxe et c'est une des raisons pour lesquelles il y a une tendance à diminuer les dépenses militaires dans tous les pays qui actuellement posent des problèmes. Et c'est vrai qu'il faudrait plus mettre en commun plutôt que de dépenser individuellement. »