Maroc : quelle donne politique au lendemain des législatives ?

© REUTERS / Youssef BoudlalAbdelillah Benkirane, secretary-general of the Islamist Justice and Development party (PJD), casts his ballot at a polling station in Rabat October 7, 2016.
Abdelillah Benkirane, secretary-general of the Islamist Justice and Development party (PJD), casts his ballot at a polling station in Rabat October 7, 2016. - Sputnik Afrique
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Au Maroc, les islamo-conservateurs du Parti de la Justice et du Développement sont arrivés en tête aux législatives de vendredi, obtenant 125 sièges sur 395. Comme ce fut le cas en 2011, le Premier ministre de ce Royaume sunnite — qui se présente comme fort face à l'islamisme — sera donc islamiste. Analyse.

Nette victoire aux législatives pour le PJD au Maroc ! Nous nous faisons vendredi l'écho de ce pronostic: Les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement s'assurent donc, comme en 2011, d'avoir un Premier ministre issu des rangs du « parti de la lampe » son logo. Un paradoxe que souligne Bernard Lugan, universitaire, historien africaniste, géopoliticien et fondateur de la revue Afrique réelle.

« Le paradoxe, c'est que le Maroc, qui est présenté comme un État stable, un État fort, face à l'islamisme, est le seul état du monde musulman dirigé par un islamiste. La Tunisie ne l'est plus, L'Égypte ne l'est plus. Dans le monde sunnite, le Maroc est le seul pays qui ait à sa tête un Premier ministre issu d'un parti islamiste: voilà qui est tout à fait étonnant et insolite. »

Une victoire des islamistes que relativise Bernard Lugan. Pour lui, si la constitution du Royaume impose au roi de choisir le Premier ministre dans les rangs du PJD, pas dit pour autant que le PJD parvienne à former une majorité gouvernementale:

« Ce qu'il faut voir, c'est qu'en fait ils ne représentent qu'à peine un tiers des voix, parce qu'il y a un émiettement considérable des partis politiques, mais la constitution marocaine est ainsi faite que le Premier ministre est automatiquement choisi au sein du parti qui est arrivé le premier: je ne dis pas celui qui a gagné les élections, je dis celui qui est arrivé le premier ! Ce qui fait que lorsqu'on fait des calculs très simples, comme le PJD a un tiers des voix, il va absolument falloir qu'il fasse un gouvernement de coalition ; alors avec qui va-t-il les faire ? Là est toute la question. »

Une victoire dans les urnes qui demeure donc à concrétiser dans l'hémicycle face au Parti Authenticité et Modernité (PAM), nouvel acteur majeur de la vie politique marocaine, créé par des proches du roi Mohammed VI. Si cette jeune formation libérale monarchiste n'était arrivée que 4e lors des précédentes élections législatives en 2011 — loin derrière le PJD et les partis traditionnels — le PAM était présenté cette année comme le principal outsider du parti islamo-conservateur et semblait à ce titre le chouchou des médias occidentaux.

S'il n'a pas provoqué d'alternance, il talonne aujourd'hui le PJD avec 102 sièges contre 125. Une belle progression, puisque le PAM alignait 47 députés en 2011. Le PAM, un parti qui a d'ores et déjà annoncé qu'il ne formera aucune coalition avec le PJD, d'autant plus que le parti avait fait campagne contre « l'islamisation rampante de la société ».

Malgré cette différence de quelques sièges seulement, pesamment soulignée dans nos médias, le Premier ministre sera quoi qu'il advienne un islamiste, un net avantage pour le PJD concédé par la constitution du Royaume:

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« C'est la constitution marocaine qui donne cette avance considérable aux islamistes. Dans un scrutin constitutionnellement différent, avec un système comme en France, les islamistes ne seraient pas au pouvoir, car ils n'ont pas une majorité. »

En effet, si le Parti de la justice et du développement conforte cinq ans plus tard sa première victoire « surprise » de 2011, obtenir les 73 sièges qui lui manquent pour parvenir à la majorité absolue de 198 sièges à la Chambre des représentants (la chambre basse du parlement du royaume) ne sera probablement pas chose aisée. En 2011, le PJD s'était allié au parti de l'Istiqlal (PI) qui avait finalement claqué la porte de la coalition en juillet 2013.

Suite à cela, le gouvernement Benkiran II avait alors compté sur le ralliement depuis l'opposition du Rassemblement National des Indépendants (RNI), le parti historique de l'indépendance. Parti qui aujourd'hui semble vouloir marquer ses distances avec le PJD, ce qui n'empêche pas certains commentateurs de parier sur le retour d'une alliance PJD — PI ou PJD — RNI. Quoi qu'il en soit, le PJD avait pu compter sur le soutien du parti conservateur Mouvement Populaire (MP) et ses 32 sièges, bien que lui aussi en perte de vitesse.

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Cet éventuel ralliement suffira-t-il à enrayer leur déclin électoral ? Scrutin après scrutin, le parti de l'Istiqlal et le Rassemblement National des Indépendants (RNI) reculent. Une tendance qui touche tous les partis traditionnels, y compris à gauche, comme l'Union socialiste des forces populaires (USFP). De plus, la gauche de l'échiquier politique marocain est très marquée par le fractionnement, comme le souligne Bernard Lugan:

« Il y a un émiettement considérable. Effondrement des vieux partis traditionnels: le parti socialiste — l'Union Socialiste des Forces Populaires, n'existe plus ! 14 sièges ! Alors qu'elle a gouverné le Maroc pendant fort longtemps. »

Qu'est-ce qui explique un tel succès électoral des islamistes dans le Royaume ? Pour Bernard Lugan, l'exode rural est en cause:

« Quand on prend la carte des résultats électoraux, on voit bien qu'il y a des grandes zones de concentration islamistes. Ce sont bien souvent les grandes métropoles côtières, des migrants qui lorsqu'ils étaient dans leurs structures villageoises votaient pour les partis monarchistes et qui maintenant — face aux grandes inégalités qu'ils observent — se mettent à voter pour les mouvements islamistes, mais c'est une évolution qu'on voit partout dans les pays musulmans. »

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Comme dans d'autres pays dirigés par des islamo-conservateurs, à l'exemple de la Turquie, doit-on craindre une dérive vers une islamisation de la société ?

« Bien qu'ils nient tout rapprochement et toute appartenance aux Frères musulmans, ce sont des gens qui sont proches des Frères musulmans: soyons clairs ! Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt. »

À terme, si le PJD continuait sur cette lancée, pourrait-on même envisager d'aller vers une remise en cause du pouvoir royal ? S'ils partagent bel et bien les idéaux des Frères musulmans, ces derniers ne sont pas vraiment réputés pour leur engouement à l'égard des pouvoirs dynastiques. Une position qui leur vaut notamment toutes l'inimitié des monarchies du Golfe.

« Il y a deux points d'unité au Maroc qui sont incontestables: la question du Sahara occidental et la personne du roi, Mohammed VI, qui est tout à fait apprécié, aimé, on peut même dire adoré par les populations […] Le Palais royal, lorsqu''il est en difficulté met toujours en avant la question du Sahara occidental […] depuis 30 ans elle a permis de faire revenir dans le giron politique marocain des partis qui étaient opposés au souverain, opposés au régime, et des partis qui avaient des positions plutôt "Califales", "intentionnalistes". Autour de cette question du Sahara occidental il y a vraiment un ancrage patriotique essentiel: les marocains ne lâcheront jamais, ça c''est clair. »

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Au-delà de ces thèmes consensuels, comme nous l'explique Bernard Lugan, le Roi a conservé un certain nombre de leviers politico-économiques qui lui permettent de continuer à jouer un rôle important dans la vie politique de son royaume, tout en se plaçant hors de portée de certaines bassesses du débat politique contemporain, comme par exemple ce scandale de mœurs qui avait frappé le bras idéologique du PJD — le Mouvement unicité et réforme (MUR), dont les deux vice-présidents avaient été pris en flagrant délit d'adultère dans une voiture.

« Le Palais a conservé énormément d'attributions: d'abord la grande attribution marocaine qu'est le pouvoir religieux, car le souverain marocain est "Amir Al Mouminine", c'est-à-dire commandeur des croyants, donc il est vraiment au-dessus de toute la mêlée religieuse, c'est fondamental. Deuxièmement, le Palais a conservé tout ce qui est force de sécurité: l'armée, la police […] ainsi qu'un ensemble d'attributs économiques et financiers qui permet de mener telle ou telle politique. »

Bref, de la même manière qu'on nous avait vendu une possible victoire du PAM face au PJD — dans un Maroc privé de sondages d'opinion à l'occasion de la campagne électorale — on nous vend peut-être un peu vite un PJD aux coudées franches dans le royaume du Maroc.

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