Vous qui vivez en Province, n'avez-vous jamais rêvé d'effectuer votre pénitence quotidienne — jusqu'à votre lieu de travail — dans un TGV rutilant ? Et bien cela serait bientôt une réalité pour les « usagers » de la ligne Intercités Bordeaux — Marseille, 10 ans avant d'avoir les rails adéquats, le tout grâce au gouvernement ! Cela ne fait pas partie de la longue liste de promesses de François Hollande candidat aux présidentielles de 2012, mais du plan de sauvetage du site Alstom de Belfort.
Le sauvetage du site de Belfort par une commande de l'Etat a provoqué un tollé de réactions indignées dans les médias. Du Figaro à l'Humanité, en passant par le Monde, tous enfoncent le clou. Ils devinent dans ce plan des arrière-pensées électorales et doutent qu'il survive aux prochaines échéances. Cerise sur le gâteau pour les éditorialistes: l'absurdité de mettre des TGV sur des lignes régionales.
Cette mesure a pourtant le mérite de sauver — théoriquement — 400 emplois jusqu'en 2018. Mais pour Pascal Novelin, secrétaire CGT du site Alstom de Belfort, si l'État a dévoilé ses intentions, il attend de juger sur pièces avant de souffler: pour lui, le maintien de l'activité et du savoir-faire sur le site passe avant tout:
« Ce n'est pas qu'on est satisfait complètement: aujourd'hui, la fermeture n'est plus d'actualité, mais il faut qu'on reste vigilants, tout n'est pas gagné. Il va falloir, demain, qu'ils confortent un peu ce qu'ils nous disent. Il va falloir qu'ils mettent leur plan en action. »
Charles Sannat, économiste, fondateur du site Insolentiae, parle quant à lui de sursis:
« Cela donne plutôt un sursis à l'usine de Belfort. Un sursis de deux ans, qui va nous amener en termes d'échéances électorales — soit une bonne grosse année après les présidentielles et le problème se reposera à nouveau. »
Le sénateur UDI de Paris Yves Pozzo di Borgo, Vice-président de la Commission des affaires européennes du Sénat, partage ce pronostic:
« De toute façons, même si le plan aboutit, c'est mettre en sursis l'usine d'Alstom… Surtout, si vous voulez, c'est se moquer un peu des ouvriers et salariés d'Alstom. Tout cela n'est pas très correct. »
Si Alstom rencontre des difficultés, la SNCF qui doit acheter des trains n'est pas en reste: au-delà de l'entretien pharaonique des voies, bon nombre de rames doivent également être rénovées ou changées. Celles-ci se trouvent aujourd'hui majoritairement au sein des parcs de rames de RER, de Transilien, plus que dans les TGV, par ailleurs plus couteux à l'achat et à la maintenance. Ceci sans même parler de la situation financière de l'entreprise publique, dont la dette culmine aujourd'hui à 50 milliards d'euros.
« Elle fait face à des surcouts très importants en termes de sécurité par rapport aux menaces d'attentats terroristes — un cout de 300 millions d'euros par an — qui viennent éroder de manière très importante la rentabilité de la SNCF — qui a un matériel vétuste, dépassé — et qui est en sous-investissement chronique depuis des décennies. »
Alstom, parallèlement à la fermeture de son site historique de production de motrices, vient de remporter un appel d'offres record pour la construction du premier TGV américain qui reliera Boston à Washington. Un contrat de 1,8 milliard d'euros, pour 28 trains… qui seront tous produits outre-Atlantique, créant 400 emplois dans l'usine d'Hornell, au nord de l'État de New York. Un contrat qui ne fera donc aucun bien aux employés de Belfort, comme le souligne Charles Sannat:
« Aucun de ces TGV ne sera produit à Belfort, tout va être produit aux États-Unis. On est dans un système mondialisé où chacun se tire la couverture à soi: "je veux bien te passer une commande, mais tu me donnes la technologie et l'usine clef en main. " […] Pour remplir les capacités de production des usines européennes, il faut des commandes européennes, or l'Europe est engluée dans une crise économique et des plans d'austérité — visant à réduire les dépenses publiques — ce qui fait que vous n'avez plus de commande publique, donc toute l'industrie dépendante de ces dépenses publiques souffre terriblement, Alstom en fait partie et Alstom n'est pas la seule. »
La dure réalité du marché qu'accepte avec fatalisme Pascal Novelin:
« C'est le contrat qu'est comme ça… c'est quand même une conception belfortaine cette partie du TGV américain, donc c'est bien dommage qu'on n'ait pas fait quelques locomotives à Belfort… Là-bas, ils protègent leur industrie alors que nous on ne peut pas, il y'a quand même quelque chose qui n'est pas très bon en France et en Europe. »
Alstom n'est-elle pas finalement symptomatique du manque de politique industrielle des gouvernements successifs en France ? Charles Sannat nous rappelle qu'Alstom et l'industrie ferroviaire ne sont pas les seules concernées par cette situation dans l'hexagone:
« Il est là le problème aujourd'hui: nous n'avons plus d'approches industrielles parce que nous n'avons plus de moyens à mettre sur la table. Même une filière qui était jusque-là totalement sacrée — la filière nucléaire française — connait les plus grandes difficultés et le cas Areva est symptomatique, de l'abandon en rase campagne de l'Industrie française par l'État qui est tout simplement devenu un État indigent qui n'a plus les moyens. »
« Cette commande de l'État français risque de poser quelques petits problèmes par rapport au droit de la concurrence européen et rien ne dit que cette commande puisse réellement aller jusqu'au bout. Il n'y a aucun appel d'offre qui a été fait: c'est l'État français qui passe unilatéralement commande à Alstom, cela vient en contradiction avec toutes les règles en matière de concurrence et sur les appels d'offres. Donc cette commande, même dans sa configuration actuelle, est totalement illégale, c'est clairement une aide déguisée. »
En somme, le plan du gouvernement pour sauver Alstom ne risque-t-il pas de vivre que le temps que Margrethe Vestager ne s'empare du dossier, en raison de son irrégularité au regard du droit communautaire en matière de concurrence ?
À cette interrogation, Charles-Henri Gallois, responsable national en charge des questions économiques à l'Union Populaire Républicaine (UPR), invoque la directive 2014/24 du parlement européen et du conseil, sur la passation des marchés publics:
« Au niveau du droit européen, vous savez que les commandes publiques sont encadrées, pour toute commande supérieure à 418 000 euros vous êtes obligé de passer un appel d'offres, vous ne pouvez pas passer commande comme cela et sélectionner un fournisseur au préalable. Vous êtes obligé de passer cet appel d'offres sous de nombreux critères et généralement c'est le moins-disant qui l'emporte. »
Un avis partagé par le sénateur Yves Pozzo di Borgo:
« Il a de très grandes chances — malchances, selon les points de vue — d'être retoqué par la Commission. C'est une décision électorale du Président Hollande qui espère simplement reporter la décision de la fermeture du site pour après les élections présidentielles […] Il sait très bien que l'ensemble des décisions n'interviendront pas immédiatement donc il joue vraiment l'hypocrisie en disant +voilà nous allons faire cela, il y'a de grandes chances que la Commission retoque parce que ce sont des subventions indirectes — c'est hors des normes économiques. »
Pour Charles-Henri Gallois, s'il ne fait pas de doute que le Commissariat européen à la concurrence se penchera sur le cas Alstom et ses subventions déguisés, le tout est de savoir quand il le fera. Pour lui, peu de chance que cela se passe avant les élections.
« En ce qui concerne les sanctions, je pense qu'elles sont certaines, la question est plutôt au niveau du timing: puisque suite au "Brexit" la Commission et l'Union européenne sentent le vent tourner […] et il est évident qu'il ferait mauvaise impression de sanctionner l'État français à quelques mois des élections présidentielles. »
Non sans une certaine ironie, le responsable national de l'UPR relève l'incongruité de cette situation: si aujourd'hui l'État se met en porte-à-faux au regard du droit européen de la concurrence… c'est justement pour l'avoir, dans un premier temps, scrupuleusement respecté:
« Alstom — le site de Belfort — est dans cette impasse justement à cause des traités européens, puisqu'en 2014 il y a eu un appel d'offres pour une commande publique par Akiem — une filiale de la SNCF dédiée notamment aux achats de trains — filiale détenue à parité par la SNCF et la Deutsche Bank. Sur cet appel d'offres pour vendre des trains à la SNCF il n'y avait pas seulement Alstom, mais aussi les Allemands Vossloh et Siemens ou encore le Canadien Bombardier et ce sont eux qui ont emporté la mise face à Alstom puisque la SNCF n'a pas le droit, dans le cadre des traités européens, de dire: "écoutez, pour favoriser l'économie française, une entreprise française, je vais prendre des traits Alstom." »
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