Mais comment les géants mondiaux contournent-ils les exigences de la législation fiscale européenne?
Les schémas fiscaux d'Apple
Fin août, la Commission européenne a accusé les autorités irlandaises d'avoir accordé à Apple la possibilité de ne pas payer une grande partie de l'impôt sur les revenus au budget du pays. L'enquête a révélé que la compagnie avait réussi à économiser 13 milliards de dollars grâce à un schéma impliquant deux filiales — Apple Sales International (ASI) et Apple Operations Europe (AOE) enregistrées en Irlande. Le quotidien russe Vedomosti explique qu'elles versaient à la société américaine Apple seulement des royalties pour l'exploitation de la propriété intellectuelle, conformément au contrat qu'elles avaient passé. L'accord avec Dublin permettait d'envoyer le revenu principal des entreprises Apple enregistrées en Irlande à leur société mère aux USA. Sachant que les compagnies n'avaient "ni employés ni locaux — uniquement un conseil d'administration", et que les personnes morales en question n'étaient résidents fiscaux d'aucun pays. Au final, le taux d'imposition sur le revenu en 2003-2014 a varié entre 1 et 0,005% par an. Les autorités irlandaises ont immédiatement déclaré qu'elles jugeaient "injuste" la décision de la Commission européenne.
Le règne des offshores
L'histoire d'Apple n'est pas une exception: elle est plutôt la règle pour les holdings internationaux. En fin de semaine dernière, le chancelier autrichien Christian Kern s'est insurgé contre les multinationales en affirmant que les compagnies comme Amazon et Starbucks rapportaient moins aux caisses du pays qu'un "café viennois" ou un "stand de saucisson".
L'automne dernier, la Commission européenne a reconnu illégaux les accords du réseau Starbucks et du géant automobile Fiat Chrysler sur les privilèges fiscaux avec les autorités des Pays-Bas et du Luxembourg, condamnant ces compagnies à verser des dizaines de millions d'euros d'amende. En décembre 2015, la Commission a ouvert une enquête contre McDonalds.
Les royalties
L'arsenal des multinationales comprend aujourd'hui également de nombreuses méthodes légales permettant de réduire leurs frais fiscaux sans recourir aux offshores. Parmi les plus répandus: le transfert du centre de revenus des pays à forte imposition grâce aux prix de transfert (quand des achats sont réalisés au sein d'un même groupe entre filiales), ainsi que le retrait des revenus grâce aux royalties, aux intérêts ou aux dividendes au profit des compagnies intermédiaires dans des juridictions fiscales avantageuses, explique Anna Zelenskaïa. Pour cela les compagnies utilisent des structures légales qui, au fond, représentent en soi des "stratifications artificielles de compagnies et de transactions sans but commercial".
En général, quand il s'agit de comparer les juridictions d'un point de vue fiscal, on parle avant tout des taux d'imposition: 12,5% en Irlande et 33% en France, par exemple. Mais une simple comparaison des taux de base mène à des conclusions incorrectes, selon Anna Zelenskaïa. "Il faut prendre en compte précisément ce à quoi ils s'appliquent — le calcul de la base d'imposition, les catégories de revenus exonérés d'impôts", explique la juriste. En analysant les conclusions de l'enquête de la Commission européenne sur Apple et les cas similaires, on voit que l'économie fiscale des géants multinationaux ne se fait pas grâce à une différence de taux, mais parce qu'une importante partie des revenus était exonérée d'impôts.
Rejeter la faute sur les autres
Début 2016, les représentants de 31 États ont signé au siège de l'OCDE un accord sur l'échange d'informations sur les revenus et les impôts des multinationales. La Commission européenne insiste sur l'adoption de règles fiscales communes pour empêcher l'évasion fiscale des compagnies internationales.
Evgueni Timofeev, partenaire de Goltsblat BLP, appelle néanmoins à ne pas juger sévèrement les compagnies pour leur volonté — parfaitement logique — de faire des économies sur les impôts. "Si la loi a été enfreinte, indiquez à quel moment cela a été fait. Sinon, il faut formuler la question autrement: pourquoi n'avez-vous pas réussi à créer des lois qui forceraient à payer dans ce genre de cas? Il ne faut pas rejeter la faute sur les autres. L'absence de règles adéquates est tout de même un problème de l'État, pas du contribuable", dit-il. Evgueni Timofeev est convaincu que l'échange d'informations entre les pays sera relativement efficace mais qu'un nouveau conflit d'intérêts surviendra quand ce processus sera mis au point — les pays ayant des taux d'imposition élevés vont devoir débattre avec les pays où ces taux sont inférieurs. L'expert estime peu probable l'unification des règles d'imposition entre différents pays dans un avenir prévisible.