Islam: Cazeneuve veut-il enterrer la laïcité ?

© AFP 2024 Stephane de SakutinBernard Cazeneuve
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Bernard Cazeneuve réfléchirait à la mise en place d’un concordat entre l’État français et l’islam afin d’endiguer le phénomène de radicalisation. Une mesure qui irait à l’encontre de la loi de 1905 ainsi que des conclusions du rapport parlementaire sur la place de l’islam en France.

C'est Le Canard Enchaîné qui révèle les projets du ministre de l'Intérieur sur l'islam en France. Lors d'un séminaire gouvernemental, le 23 juillet dernier, Bernard Cazeneuve réfléchirait — depuis plusieurs semaines — à une association entre l'État et l'islam en France: autrement dit, un concordat:

"Tout en gardant mes principes républicains, je m'interroge sur l'usage vis-à-vis de l'islam d'un concordat tel que celui qui est en vigueur en Alsace-Moselle", rapporte l'hebdomadaire satirique. Le but de la manœuvre: mieux organiser le culte musulman dans le pays, afin de permettre d'endiguer le phénomène de radicalisation, via un contrôle serré du culte par les autorités.

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Des déclarations du ministre de l'Intérieur qui vont à l'encontre des conclusions du rapport de la Mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'islam en France et de ses lieux de culte présidée par le sénateur socialiste Corinne Féret, qui a rendu publics ses résultats le 6 juillet dernier. Outre un passage au vitriol sur la gestion, opaque, si ce n'est l'"oligopole" entretenu par les trois grandes mosquées de France (Paris, Evry et Lyon) sur le hallal, le rapport a bien préconisé que si on devait passer d'un islam en France à un "islam de France", l'État devait se garder de toute initiative.

Une ligne que semble partager Gilbert Roger, sénateur socialiste de Seine-Saint-Denis, membre de cette commission sénatoriale. Pour lui, l'exemple de l'Alsace-Lorraine n'est pas forcément reproductible à l'ensemble du territoire national, de par ses origines historiques. Le concordat, instauré en faveur des quatre cultes pratiqués en Alsace-Lorraine (catholique, luthérien, réformé et israélite), par les autorités germaniques dans ce qui fut un district de l'Empire, jusqu'à la victoire de l'Entente en 1918, fait figure de cas très particulier:

"Mettre un concordat avec une religion sur l'ensemble du territoire de la République impliquerait d'avoir les mêmes droits et devoirs pour toutes les religions: c'est une explosion totale des budgets des collectivités territoriales et de l'État. Voilà la raison pour laquelle les sénateurs ont préféré que ce soit l'islam de France qui s'organise dans le respect strict de la République."

En somme, une catastrophe budgétaire en perspective pour les autorités si les officiants de toutes les religions et cultes devaient être formés et rémunérés aux frais du contribuable, sans même parler de l'entretien des lieux de culte ou de l'enseignement des religions concordataires dans les écoles publiques. En effet, difficile de favoriser une religion plus qu'une autre dans une nation dont les frontons de tous ses édifices publics arborent le terme "égalité"! Cela créerait un sentiment de deux-poids deux-mesures. D'autant plus que ce rapprochement se ferait en violation totale avec la loi de séparation entre l'Église et l'État de 1905, souvent mise en avant par les autorités…

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"La loi de 1905 serait totalement mise à mal, nous considérons que c'est un bon équilibre, nous ne voulons pas qu'on la retouche — ni à droite ni à gauche d'ailleurs, au sein de la commission sénatoriale — et j'ajouterais que de toute façon, aujourd'hui, la religion musulmane n'a montré nulle part dans le monde qu'elle était en capacité de s'organiser, à l'instar d'autres religions comme la religion catholique. Donc, là aussi, on n'est pas du tout sûr qu'in fine, ceux que vous déclareriez comme imams auraient autorité sur les pratiquants dans telle ou telle mosquée."

Ce qu'entend par là l'élu, c'est que la religion musulmane n'est par essence pas centralisée. D'autant plus que l'islam sunnite permet, en matière d'autorité pour ceux prêchant sa foi, quelques largesses: en effet, suivant le dogme, n'importe quel croyant peut devenir imam, du moment qu'il estime avoir eu l'enseignement nécessaire pour diriger la prière en commun…

Un éclatement que l'on retrouve au sein même du CFCM, le Conseil français du culte musulman, crée en 2003 par Nicolas Sarkozy — alors lui-même ministre de l'Intérieur — afin de permettre à l'État d'avoir un interlocuteur privilégié avec "l'islam de France". Un organisme dont il est particulièrement difficile de juger de sa légitimité parmi les Français musulmans. Des pratiquants qu'il est d'ailleurs particulièrement difficile de recenser, tout comme leurs lieux de culte.

Aujourd'hui, la communauté française musulmane est la première d'Europe, avec officiellement un peu plus de 4 millions de fidèles. Un chiffre qui commence néanmoins à dater, objet de débats et polémiques, puisque depuis 1872 il est interdit de "collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître directement ou indirectement les opinions politiques, philosophiques et religieuses", comme le rappelle l'expert international en ressources humaines, spécialiste de l'Afrique, de l'islamisme et des migrations Jean-Paul Gourévitch. Selon lui, le nombre de musulmans en France serait vraisemblablement compris entre 6 et 9 millions d'individus.

Pas de chiffres exacts non plus concernant le nombre d'imams ou de mosquées, de l'aveu même d'André Reichardt, sénateur Les Républicain et co-rapporteur de la mission d'information sus-citée. Les chiffres avancés dans le rapport de la mission font toutefois état de près de 301 imams étrangers, détachés en France, qui prêchent dans les près de 2.500 lieux de culte répertoriés, ce qui pose la question de leur maîtrise de la langue et de leur appréhension des valeurs républicaines.

Pour Guillaume de Tanoüarn, prêtre catholique et philosophe, il est urgent de sortir de ce flou artistique.

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"Ce qui est intéressant c'est qu'on se rend compte qu'il faut encadrer le culte musulman et qu'il n'y a moyen de l'encadrer véritablement — de sortir des belles phrases et des généralités — que si on propose cette forme juridique du concordat, qui redevient d'actualité pour toutes les religions de France par la même occasion."

L'abbé de Tanoüarn insiste sur le fait que la constitution d'un "islam de France", au sens propre du terme et ce quoi qu'il en coûte, est une nécessité. Pour lui, c'est justement la possibilité de reconnaître un islam républicain, en lui permettant de se distinguer des autres. Le coût sera certes élevé, mais c'est un investissement à consentir si l'État veut continuer à assurer ses fonctions régaliennes, dont la protection des citoyens, dont il est le garant.

"Oui, mais alors le coût, c'est vraiment secondaire par rapport aux dangers de l'islam radical. Je vous rappelle que comme par hasard, à Saint-Etienne-du-Rouvray, où le père Hamel a été lâchement assassiné, il y a une mosquée salafiste et où le recteur a eu beau dire que le jeune Adel K. venait à la mosquée, mais ne venait pas écouter les prêches. Il est clair que cette mosquée n'en est pas à son coup d'essai: il y a eu Maxime Hauchard et d'autres convertis à l'islam qui sont passés par cette mosquée… Si on faisait l'inventaire de toutes les mosquées, dans une perspective concordataire, je pense que même si cela signifie beaucoup de frais, cela n'est pas de trop pour empêcher que notre vie quotidienne soit sous la menace terroriste en permanence."

Pour l'abbé de Tanoüarn, c'est une question à laquelle il faut réfléchir, paraphrasant le ministre de l'Intérieur. Il souligne par ailleurs que la proximité des échéances électorales pourrait bien mettre un terme au projet, sans même parler bien sûr de la remise en cause de la loi de 1905, ce qui est impensable pour les membres de la mission sénatoriale.

"Mais cela signifierait que l'on remette en cause ces fameuses +colonnes du temple+, dont parlait un certain Jacques Chirac: ce sont les deux premiers articles de la loi de 1905. Comment est-il possible de les remettre en cause, comment est-il possible pour l'État de salarier, de subventionner le culte musulman en France, alors que depuis 1905 l'État ne subventionne et ne salarie aucun culte? Eh bien, à eux de nous trouver une construction juridique miracle, mais personnellement je n'y crois pas à brève échéance.

[…] Idéologiquement, l'État français n'est pas prêt à faire ce geste: une remise en cause de lui-même, une mise en cause de cette fameuse laïcité à la française, soi-disant exemplaire et exceptionnelle."

La proposition de Bernard Cazeneuve serait-elle à rapprocher de celle de Dalil Boubakeur? En effet le recteur de la Grande mosquée de Paris (GMP) avait évoqué mercredi 27 juillet, à l'occasion de la conférence des représentants des cultes, la nécessité pour les Français musulmans d'être à l'initiative d'une "certaine réforme" dans les institutions de l'islam. Dalil Boubakeur et Bernard Cazeneuve ont-ils la même vision de cette réforme, qui permettrait à l'État de contrôler le culte… et peut-être au CFCM d'asseoir son autorité sur les musulmans français?

En tout état de cause, la réflexion de Bernard Cazeneuve semble battre en brèche plus d'un tabou de gauche. Outre la laïcité, son appel à la mise sous tutelle de l'islam en France pour en contrôler les brebis galeuses remet en cause l'un des piliers du discours autour de la terreur islamiste: "C'est pas ça l'islam". Bernard Cazeneuve est, avec son idée de concordat, au bord de l'amalgame!

Alors, la fin de la laïcité, c'est maintenant?

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