Le président syrien Bachar al-Assad a donné une interview exclusive à Sputnik, dans laquelle il partage son appréciation des négociations de Genève, ses plans dans les domaines militaire et politique, sa vision du processus de paix et de la transition politique dans le pays. Parmi les autres thèmes évoqués durant son entretien à Damas avec le directeur général de l'agence d'information internationale Rossiya Segodnya Dmitri Kisselev: la coopération russo-syrienne dans différents domaines et le rôle de la Russie dans la lutte contre le terrorisme.
— Cette nouvelle n'a pas encore été assimilée. En réalité, certains en ont pris conscience mais ne veulent pas y croire. Cela fait deux jours que Palmyre a été libérée mais plusieurs pays supposément impliqués dans la lutte contre le terrorisme ou faisant partie de la coalition internationale américaine n'ont toujours pas donné leur commentaire. Je voudrais être clair: nous n'avons entendu aucun commentaire des autorités françaises et britanniques. Et pour cause: premièrement, l'occupation de Palmyre par les terroristes il y a près d'un an a témoigné de l'échec de la coalition, de l'absence d'un combat sérieux contre le terrorisme et notamment contre Daech. La libération de Palmyre s'est également déroulée avec le soutien de la Russie — un autre point qui prouve leur absence de sérieux.
Comment avons-nous réussi? C'est très simple. Premièrement, nous avons la volonté de libérer complètement la Syrie des terroristes — cela ne se discute même pas. Il n'existe aucun moyen de défendre notre pays autrement qu'en luttant contre le terrorisme. Bien sûr, le processus de paix est majeur également, mais la lutte contre le terrorisme est primordiale. Nous avons cette volonté, la population syrienne a cette volonté, l'armée syrienne est disposée à libérer chaque région et nos amis nous soutiennent — le renfort russe a été essentiel et efficace pour parvenir à ces résultats, le soutien de nos amis en Iran aussi, du Hezbollah, d'autres groupes en Syrie qui combattent avec l'armée.
- A l'heure actuelle on parle beaucoup des réfugiés syriens. La plupart des personnes déplacées qui arrivent aujourd'hui en Europe se positionnent comme syriennes, voire pakistanaises. Selon les estimations des autorités allemandes, 77% des nouveaux arrivants n'ont pas de papiers d'identité. On voudrait comprendre comment est évalué le nombre de réfugiés qui ont été contraints à quitter leur pays et quelle était la raison de leur fuite de Syrie? Quel est le nombre de personnes déplacées en Syrie même? Ces précisions seraient utiles.
— Bien évidemment, il n'existe pas de chiffres exacts du nombre de personnes émigrées de Syrie ou déplacées à l'intérieur du pays. Nous ne pouvons donner que des approximations car certaines personnes qui migrent à l'intérieur de la Syrie ne s'enregistrent pas en tant que telles. Beaucoup partent dans les villages syriens où ils ont des proches, et s'enregistrent dans les familles qui les accueillent. A la recherche de sécurité, la plupart d'entre eux tentent de quitter les régions contrôlées par les terroristes pour déménager dans les régions contrôlées par l'État. Cependant, je ne pense pas que le problème soit dans les chiffres.
Le fait est que jusqu'à présent, beaucoup de pays ne mènent pas un travail sérieux pour régler le problème des réfugiés syriens. Ces États abordent le problème migratoire comme s'ils ne voulaient qu'en guérir les symptômes, pas l'origine profonde. Ils veulent accepter les réfugiés dans certains pays européens, en leur offrant un toit et une aide, et envoient probablement une certaine aide aux personnes déplacées en Syrie. Mais ce n'est pas une solution.
- Je suis certain que vous attendez le retour des Syriens dans leur patrie. Mais il n'arrivera que quand le pays commencera à se rétablir. Avez-vous une estimation de l'ampleur des dommages et des dégâts subis par la Syrie ces dernières années?
— Le préjudice économique et d'infrastructure dépasse 200 milliards de dollars. Les questions économiques pourront être réglées directement quand la situation en Syrie sera stabilisée. Mais le rétablissement de l'infrastructure demandera beaucoup de temps. Nous avons déjà commencé à la remettre sur pieds, même si la crise n'est pas finie, pour minimiser l'impact de ces préjudices pour la population syrienne et réduire l'émigration. Certains voudront probablement revenir quand ils verront que la situation peut s'améliorer, qu'il y a un espoir. Nos citoyens ne migrent pas seulement à cause du terrorisme et des problèmes de sécurité, mais aussi du blocus et des sanctions occidentales décrétées contre la Syrie. Beaucoup de gens ont quitté les régions sûres où il n'y avait pas de terrorisme à cause du niveau de vie. Les citoyens ne peuvent plus subvenir à leurs besoins. Par conséquent, en tant qu'État, nous devons entreprendre des démarches élémentaires pour améliorer la situation économique et la situation dans le domaine des services en Syrie. C'est ce que nous faisons actuellement.
— Le processus de rétablissement est toujours bénéfique pour les compagnies qui y participent, notamment si nous arrivions à obtenir des prêts des pays qui les soutiendront. Ce processus devrait s'appuyer sur trois États principaux qui ont soutenu la Syrie pendant cette crise — la Russie, la Chine et l'Iran. Mais je pense que plusieurs pays opposés à la Syrie, je veux parler avant tout des pays occidentaux, chercheront également à envoyer leurs entreprises pour participer à ce processus. Cependant, pour nous en Syrie, il ne fait aucun doute que nous nous adresserons en premier lieu aux compagnies des pays amis. Si vous posiez cette question à un citoyen syrien, sa réponse politique et émotionnelle serait que nous saluerions avant tout les compagnies de ces trois pays et surtout de la Russie. En matière d'infrastructure, elle peut prendre en charge des dizaines, voire des centaines de divers domaines et spécialisations. C'est pourquoi je pense que les compagnies russes disposeront d'une grande marge de manœuvre pour contribuer au rétablissement de la Syrie.
- Monsieur le président, passons à l'aspect politique. Que pensez-vous des négociations de Genève sur la Syrie qui se sont achevées la semaine dernière?
— Nous ne pouvons pas encore dire que nous avons abouti à quelque chose mais nous avons commencé par l'essentiel, à savoir l'élaboration des principes fondamentaux sur lesquels s'appuieront les pourparlers. Quand on ne définit pas les principes sur lesquels les négociations reposent, elles deviennent chaotiques et ne peuvent conduire à rien. Chaque partie est alors libre de faire preuve d'obstination et d'autres pays peuvent s'ingérer subjectivement dans les discussions. Nous avons donc commencé par un document fixant ces principes. Nous avons essentiellement travaillé avec monsieur de Mistrura, et non avec l'opposition avec laquelle nous négocierons. Nous continuerons la discussion et le dialogue concernant ce document lors du prochain cycle de discussions. Nous sommes déjà parvenus à définir une ligne visant des négociations réussies et si nous la poursuivons, les autres cycles de pourparlers seront productifs.
— Premièrement, la définition de "période de transition" n'est pas valable ici. En Syrie nous considérons que la notion de transition politique signifie le passage d'une Constitution à une autre, or la Constitution, c'est ce qui définit la forme de l'ordre politique nécessaire à la prochaine étape du processus. La "période de transition" doit donc se dérouler conformément à la Constitution actuelle, avant de passer à la nouvelle Constitution si le vote du peuple syrien est favorable. Ce que nous pouvons faire aujourd'hui, tel que nous le voyons en Syrie, est de constituer un gouvernement de transition formé de différentes forces politiques syriennes: d'opposition, indépendantes, du gouvernement actuel et d'autres. Le principal objectif de ce gouvernement sera de travailler sur la Constitution, puis de la soumettre au vote des Syriens et ensuite de passer à la nouvelle Constitution. Ni la Constitution syrienne ni celle d'aucun autre pays ne contient ce qu'on appelle un "organisme de transition du pouvoir". C'est illogique et anticonstitutionnel. Quels sont les pouvoirs d'un tel organisme? Comment régulera-t-il la vie quotidienne des gens? Qui évaluera son activité? Aujourd'hui, le Conseil populaire (parlementaire) et la Constitution réglementent l'activité du gouvernement et de l'État. C'est pourquoi la solution est un gouvernement d'unité nationale qui préparera la nouvelle Constitution.
- Quel sera le mécanisme de formation de ce gouvernement? Qui le nommera? Est-ce que le parlement qui sera élu le 13 avril pourra le faire? Ou vous personnellement? Autoriserez-vous une participation internationale dans ce processus? Comment sera formé ce gouvernement?
— C'est justement l'objectif du dialogue intersyrien de Genève, dans le cadre duquel nous allons convenir du format de ce gouvernement. Bien sûr, nous n'avons pas encore élaboré la notion définitive car d'autres parties syriennes n'ont pas encore accepté ce principe. Certains ont donné leur accord mais, quand nous approuverons tous ensemble ce principe, nous dirons comment cela sera réalisé en pratique. Il est logique d'inclure les forces indépendantes, les forces d'opposition et les forces loyales au gouvernement. C'est en principe. Quant à la répartition du point de vue technique, comme vous le savez, il existe des ministères avec des portefeuilles et sans, il y a des ministres qui entreront au gouvernement sans expérience de travail, et comment régleront-ils alors les problèmes des citoyens? Il existe de nombreuses questions de ce genre que nous devons évoquer à Genève, mais ce sont des questions simples. Il est possible de les régler toutes. Le Conseil populaire ne jouera aucun rôle dans ce processus, nous y participons avec l'opposition de l'étranger. Le Conseil populaire contrôle le travail du gouvernement, mais il ne nomme pas les ministres en Syrie.
— Cela dépend des électeurs syriens. Il ne suffit pas d'avoir simplement de nouveaux partis, comme ce fut le cas aux législatives de 2000. Vous pouvez créer 100 partis mais cela ne signifie pas qu'ils représenteront tout le monde aux élections. Quelle forme approuvera le citoyen syrien pour aller voter? Cette question ne se règle pas rapidement. Il faut du temps.
Chaque nouveau parti doit exposer son point de vue, son programme politique aux électeurs. Dans les conditions aussi difficiles qu'ils vivent aujourd'hui, les citoyens ne voudront probablement pas tester des nouveautés. Peut-être que quand la situation s'améliorera en matière de sécurité, nous les verrons de manière plus positive. La politique jouera alors un rôle plus important pour les citoyens que les craintes concernant les questions de vie quotidienne. Aujourd'hui, la population pense avant tout à sa sécurité, à la préservation de sa vie, ensuite aux problèmes ménagers, à l'éducation des enfants et à la santé. Les autres questions viennent après. C'est pourquoi, dans les conditions actuelles, je ne pense pas que nous assisterons à des changements radicaux.
- De quelle manière vos succès sur le terrain et les victoires des forces gouvernementales contribueront aux transformations politiques? Certains pensent que cela renforcera vos positions aux négociations de Genève: est-ce que cela représente un risque pour le processus de paix?
— C'est une question très importante. Certains nous accusent, avec Moscou, de vouloir entraver le processus de paix et essaient de présenter l'intervention de la Russie contre le terrorisme comme une ingérence pour soutenir le président ou le gouvernement de la Syrie. Cela aurait pu être vrai si nous n'avions pas fait preuve de souplesse depuis le début, si nous nous obstinions vraiment.
Cependant, si l'on revient sur la politique que nous menions il y a cinq ans, on constate que nous avons répondu sans exception à toutes les initiatives avancées par toutes les parties, même si elles étaient inamicales. Nous ne voulons manquer aucune occasion de régler le conflit, nous souhaitons essayer toutes les variantes. С'est pourquoi le soutien militaire russe, le soutien des amis de la Syrie et les exploits de l'armée syrienne conduiront à l'accélération du processus de paix, pas l'inverse. Nous n'avons changé notre position ni avant ni après le soutien de la Russie. Nous sommes venus à Genève et nous faisons toujours preuve de souplesse. Dans le même temps, ces victoires influenceront les forces et les États qui empêchent le règlement du conflit — avant tout l'Arabie saoudite, la Turquie, la France et le Royaume-Uni — et misent sur notre défaite sur le champ de bataille pour imposer leurs conditions dans les négociations. Par conséquent, ces opérations et succès militaires accéléreront le processus de paix au lieu de le ralentir.
— Actuellement, en pleine lutte contre le terrorisme, nous avons indéniablement besoin de leur présence: elles sont efficaces dans ce combat, même si la situation se stabilise en Syrie sur le plan sécuritaire. Le processus de lutte contre le terrorisme n'est pas rapide ou immédiat. Depuis des décennies, il s'est répandu dans notre région et il faudra encore beaucoup de temps pour le vaincre. D'autre part, ces bases n'ont pas pour seule fonction de lutter contre le terrorisme: elles répondent aux nécessités de la situation internationale dans l'ensemble. De manière regrettable, pendant toute la Guerre froide et jusqu'à aujourd'hui, l'Occident n'a pas changé sa politique: il souhaite conserver son hégémonie dans la prise de décisions internationales. Hélas, l'Onu n'a pas réussi à remplir son rôle de protecteur de la paix dans le monde, et même à l'heure actuelle l'organisation peine à regagner son véritable statut. Tout le monde a besoin de bases militaires pour garantir l'équilibre des forces au niveau international. C'est la vérité, que vous soyez d'accord ou non, mais aujourd'hui c'est une nécessité.
- Concernant les bases: de quels États concrètement parlez-vous?
— Je parle uniquement de la Russie, avec qui nous entretenons des relations depuis plus de soixante ans basées sur la confiance et la transparence. D'autre part, Moscou s'appuie aujourd'hui sur des principes dans sa politique, et nous aussi. C'est pourquoi, quand des bases militaires russes apparaissent en Syrie, ce n'est pas une occupation: au contraire, elles illustrent le renforcement de l'amitié et des liens, de la stabilité et de la sécurité. C'est précisément ce que nous voulons.
— D'un point de vue géographique, la Syrie est un très petit pays pour entamer un processus de fédéralisation. Elle est peut-être plus petite que la plupart des républiques de la Russie. Du point de vue sociologique, la fédéralisation semble surtout nécessaire en présence de groupes sociaux n'arrivant pas à cohabiter.
Cela ne s'est jamais produit dans l'histoire de la Syrie, or c'est un principe fondamental. Je ne pense pas que notre pays soit prêt à une fédéralisation. Il n'y a pas de facteurs naturels pour qu'elle soit possible. Bien sûr, au final, en tant qu'État, nous respecterons ce que voudra le peuple. La question de la fédéralisation est liée à la Constitution, qui nécessite l'accord du peuple. Nous sommes toutefois bien conscients qu'un changement est nécessaire au sujet de la fédération kurde. La plupart des Kurdes souhaitent vivre dans le cadre d'une Syrie unie, d'un pouvoir centralisé au niveau politique, et non fédéral. Nous ne devons pas confondre les Kurdes qui souhaitent un régime fédéral et tous les Kurdes. Il y a probablement des gens — pas des Kurdes — qui y aspirent également, mais cette proposition n'est pas avancée par la société syrienne. Je ne pense pas que si cette question était soumise au vote, elle serait approuvée par le peuple syrien.
— A l'heure actuelle, on parle de la nouvelle Constitution. Pouvez-vous confirmer que son texte sera prêt en août? Cette limite a été fixée par le secrétaire d'État américain John Kerry après un entretien au Kremlin. Dans le même temps, la Russie n'a pas exprimé sa position. C'est la position américaine annoncée à Moscou.