Un modèle en crise
En réalité, le choix du modèle de développement est directement lié à celui du modèle de financement. Ceci pose le problème de savoir si la Russie pourra s'extraire, ne serait-ce qu'en partie, du cadre de la globalisation financière qui pèse aujourd'hui sur ses options en matière de développement (1).
La vérité est que le modèle de développement des années 2002-2008, modèle qui s'était largement constitué dans le cadre de la globalisation financière, a épuisé ses capacités. Ceci était évident dès le début de la crise mondiale de 2008 qui avait provoqué une première remise en question. Pourtant, les autorités russes ont vécu, de 2010 à 2014, dans l'illusion d'une possible perpétuation des logiques économiques antérieures. Cette illusion a pris fin avec la montée d'un conflit entre la Russie et les pays occidentaux (conduits par les Etats-Unis), conflit qui par ailleurs montre les limites de la globalisation financière.
Les efforts du gouvernement russe
Il est vrai que le gouvernement russe a mis en œuvre une priorité sur le développement d'un secteur de la fabrication moderne dès les années 2012-2013. Mais, quand la crise ukrainienne a commencé à remodeler les relations internationales, la Russie n'avait pas rompu avec son modèle traditionnel de développement ni avec sa dépendance envers les marchés financiers internationaux. Dans une certaine mesure la crise dans les relations internationales pèse aujourd'hui pour rendre le changement de modèle à la fois une nécessité absolue, mais aussi une entreprise très difficile. Jusqu'à présent, la Russie est toujours pris au milieu d'une sorte de nouvelle «transition», mais le temps lui est compté.
Contrôle des capitaux et « trilemme » de politique économique
On sait, depuis la formulation du « trilemme monétaire » (3), qu'un pays ne peut pas avoir simultanément un taux de change stable, une politique monétaire indépendante et active et des marchés de capitaux ouverts. Tout pays, ou toute zone monétaire, est donc forcé d'ajuster en permanence le taux de change en raison de la réduction (éventuelle) du solde de la balance des paiements ou bien d'imposer des restrictions sur les transferts de capitaux car ces derniers se révèlent fortement pro-cycliques (4), ou bien de construire une politique monétaire qui prendra en compte la politique monétaire d'autres pays (et qui perdra alors son autonomie par rapport aux objectifs particuliers de la politique économie) s'il veut maintenir un taux de change relativement stable. Le problème de la stabilité financière est ainsi lié à celui de la stabilité monétaire (5). On sait aussi qu'un taux de change laissé aux seules forces du marché peut être entraîné à la baisse ou à la hausse par des spéculations à court voire très court terme (6). C'est ce qui a entraîné un retour en grâce de l'idée de contrôles des capitaux (7).
Vers un contrôle des capitaux?
L'alternative était la fermeture du marché des capitaux. On soutient qu'une telle mesure aurait impliqué une réduction de l'investissement directe étranger. Cependant, on a historiquement constaté que la fermeture du marché aux flux de capitaux à très court terme (ce que l'on appelle la « hot money ») n'a pas empêché l'investissement étranger direct.
L'académicien Sergueï Glaziev (14), a considéré que la fermeture du marché des capitaux constituait une étape nécessaire dans le développement de l'économie russe car les capitaux étrangers sont pour leur grande majorité constitués par des placements spéculatifs à court terme qui visent à engendrer des revenus eux aussi à court terme et qui ne peuvent pas devenir de véritables investissements en actifs fixes. En outre, Glazyev — dans son travail (15) — introduit une dimension supplémentaire au trilemme habituel, le qualifiant alors de « quadrilemme ». Il considère en effet que l'opportunité d'émettre une monnaie de réserve a joué un rôle particulier dans l'atténuation des effets de la crise financière mondiale. C'est ce qui conduit, en conséquence, Glazyev à formuler ainsi l'un des aspects du « quadrilemme »: "Si la Banque nationale ne dispose pas d'un monopole sur la question d'une monnaie de réserve mondiale et si elle maintient ouverte le mouvement transfrontalier de capital, elle ne peut pas contrôler le taux de change ou les taux d'intérêt(16)."
La pertinence de l'expérience française de l'après-guerre
On mesure alors l'intérêt que peut soulever l'expérience de la France, mais aussi celle d'autres pays, qui ont fait fonctionner pendant des décennies leurs économies dans des cadres fortement réglementés en ce qui concerne le financement des entreprises, et dans le cadre d'un contrôle des capitaux pour les relations entre ces économies et le marché mondial. Les prêts consentis à des secteurs spécifiques de type spécifique pour des entreprises à faibles taux d'intérêt soit pour couvrir capital circulant ou investissement en capital fixe ont été une caractéristique des économies européennes dans les années 1950 jusqu'au début des années 1980.
Ceci est une priorité absolue pour le gouvernement. Néanmoins il faut comprendre que cette priorité induirait un changement institutionnel considérable non seulement dans le secteur bancaire, mais aussi dans la façon dont la Banque Centrale gère la politique monétaire et dans les pratiques utilisées par le ministère des Finances.
(1) Sur le lien entre modèle national de développement et globalisation financière, Sapir J., (2010), La Démondialisation, Paris, le Seuil.
(2) Ou Market Failures. Sur ce point Stiglitz J.E. (1989), ‘Markets, Market Failures, and Development', in The American Economic Review, Vol. 79, No. 2, Papers and Proceedings of the Hundred and First Annual Meeting of the American Economic Association (May, 1989), pp. 197-203. Besley T., (1994), ‘How do Market Failures Justify Interventions in Rural Credit Markets?', in World Bank Research Observer, vol.9, n°(1), pp. 27-47. Rodrik D (2008),., ‘The Real Exchange Rate and Economic Growth' in Brookings Papers on Economic Activity, Fall 2008, pp. 365-412.
(3) Obstfeld M., Jay C. Shambaugh et Alan M. Taylor (2004), ‘The Trilemma in History: Tradeoffs among Exchange Rates, Monetary Policy and Capital Mobility', Working Paper 10396, NBER, Cambridge, Ma.
(4) Kaminsky G.L., C.M. Reinhart and C.A. Végh (2004), ‘When it Rains, It Pours: Procyclical Capital Flows and Macroeconomic Policies', Paper prepared for the NBER 19th Conference on Macroeconomics, 13 Août 2004, IMF, Washington DC.
(5) Goodhart, C.A.E., and D.P. Tsomocos (2007), ‘Analysis of Financial Stability', Working Paper 2007 FE04, Oxford UK, Oxford Financial Research Center, Oxford.
(6) Calvo, Guillermo A., and Carmen M. Reinhart. (2002), ‘Fear of Floating', in Quarterly Journal of Economics Vol. 117 (May), pp. 379-408. Borenzstein, E., J. Zettelmeyer, et T. Philippon (2001), Voir aussi Gallagher K., B. Coelho, (2010) ‘Capital Controls and 21st Century Financial Crises: Evidence from Colombia and Thailand', PERI Working Paper Series, n° 213, Amherst (Ma.), University of Massachusetts Amherst, janvier, Monetary Independence in Emerging Markets: Does the Exchange Rate Regime Make a Difference? IMF Working Paper WP/01/1, IMF, Washington DC.
(7) Ostry J. et al., (2010) ‘Capital Inflows: The Role of Controls', International Monetary Fund Staff Position Note, Washington (D. C.), FMI. Voir aussi Buiter W., (2009), "The return of capital Controls", in VoxEU, February 20th, 2009, URL: http://www.voxeu.org/index.php?q=node/3104
(8) Fullwiler, S.T., et G. Allen, (2007), "Can the FED target Inflation? Toward an Institutionalist Approach" Journal of Economic Issues, Vol. 41, n°2/2007, p. 485-494.
(9) Central Bank of the Russian Federation, (2008), Guidelines for the Single State Monetary Policy in 2009 and for 2010 and 2011, Document approved by the Board of Directors, October 17th, 2008, Moscow, Octobre 2008
(10) Goodfriend M., et R.G. King, (1997), "The New Neoclassical Synthesis and the Role of Monetary Policy" in Bernanke B.S., and J.J. Rotemberg (edits), NBER Macroeconomic Annual 1997, MIT Press, Cambridge, MA
(11) Sapir J., (2010), ‘La Russie dans la crise internationale 2008-2009: un premier bilan', Revue d'études comparatives est-ouest, vol. 41, n° 3, septembre, pp. 5-42
(12) Papadimitriou D. et L.R. Wray, (2007), "Targeting Inflation: The Effect of Monetary Policy on the CPI and its Housing Component", Public Policy Brief n° 27, Annandale-on-Hudson, (NY), The Levy Economics Institute of the Bard College.
(13) Arestis P., et M. Sawyer (2008), "A Critical Reconsideration of the Foundation of Monetary Policy in the New Consensus Macroeconomics Framework", Cambridge Journal of Economics, Vol. 32, n° 5, pp. 761-779
(14) Glaziev S., (С. Глазьев) 2015, ‘О таргетировании инфляции' [Le Ciblage de l'Inflation] in Voprosy Ekonomiki, N°9/2015, pp. 1-12.
(15) Glaziev S. (2015), ‘Эксперименты ценою в суверенитет' [Les expériences du coût de la souveraineté] in Ekspert n°28 (951).
(16) Glaziev S. (2015), ‘Эксперименты ценою в суверенитет' op.cit..
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