«La Turquie, cet éternel Janus»

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En Turquie, le Parti (présidentiel) pour la justice et le développement (AKP) a remporté le 7 juin dernier les élections législatives. Mais cette victoire n'en est pas totalement une: l'AKP perd sa majorité absolue, en raison notamment de l'exploit d'un petit parti pro-kurde (Parti du peuple démocratique).

Aussitôt le scrutin relevé, le président islamo-conservateur Recep Erdoğan appelle les partis politiques à agir avec «responsabilité» afin de préserver «la stabilité».

Les résultats de ces élections parlementaires, salués principalement ont été salués par les opposants et par les activistes des droits de l'homme scandant une victoire de la démocratie en Turquie et la représentation du peuple turque au Parlement. Est-ce vraiment la plus grande victoire de ces élections, ou est-ce juste une récupération par les partis intéressés?

«Effectivement, 95% de la population turque est représentée à l'Assemblée Nationale, — nous livre son opinion Tancrède Josseran, politologue et chercheur à l'Institut de Stratégie et des Conflits (ISC), — mais c'était déjà le cas auparavant, car même lorsque les kurdes n'avaient pas de députés au Parti démocratique du peuple (HDP), ils siégeaient en tant que députés indépendants. Donc ils ont toujours été représentés à l'Assemblée Nationale, sauf qu'ils ne siégeaient pas sous l'étiquette d'un parti. Ainsi, la Turquie est un pays où 95% de la population est représentée à l'Assemblée Nationale. Mais cela est le cas depuis 2002.

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Les partis doivent atteindre le seuil de 10% pour être représenté à l'Assemblée Nationale. Une fois que le parti ait dépassé 10% des voix, il est représenté au prorata des voix. Certains partis restent donc en dehors du champs décisionnaire: tels que le Saadet Partisi, le «Parti du bonheur», un petit parti islamiste orthodoxe qui a obtenu 2% des voix, et puis une poussière de petits partis qui mêlent pêle-mêle les écologistes, l'extrême gauche, les gauchistes et l'extrême droite. Tout cela n'est absolument pas représentatif, donc c'est parfaitement vrai quand on dit que 95% des Turcs sont représentés à l'Assemblée Nationale.

Ensuite on peut dire aussi que la Turquie est une réelle démocratie puisqu'elle pratique régulièrement des référendums où les turcs sont consultés sur des questions ayant trait à la constitution et à sa refonte. Depuis qu'Erdoğan est au pouvoir, il a organisé deux référendums.

Enfin, les élections présidentielles se font au suffrage universel et le taux de participation aux élections, qu'elles soient présidentielles, municipales ou à un référendum, avoisine 80-82% des voix.

Quant à la transparence, oui ces élections sont transparentes, c'est-à-dire qu'il y avait des milliers d'observateurs internationaux lors des élections en Turquie qui n'ont relevé, sauf en marge, de fraudes ou de triches».

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Ceux qui ont eu l'occasion de passer en Turquie lors de la campagne électorale, seraient touchés par l'esprit de fête qui régnait partout. Des milliers de petits fanions de toutes les couleurs illuminaient les rues, et parmi eux, le plus visible — le drapeau du parti d'Erdoğan. Même sans comprendre la langue turque, en regardant les spots télévisés on comprenait vite qu'il y avait l'ombre d'un culte de sa personnalité. En théorie, président de la République turque se situe au-dessus des partis, il doit représenter tous les turcs et être neutre. Dans la pratique, il s'est investi personnellement dans la campagne électorale, il a participé aux meetings. La plaisanterie assez répandu était de dire que si on ouvrait une boite de conserve chez soi, Erdoğan n'allait pas tarder d'en sortir». En cette période, président Erdoğan s'est attiré de nombreuses de critiques, puis qu'il a ouvertement contourné la constitution et mis à son service la plupart des médias publiques qui diffusaient ses images 24h/24.

Mais même tous ces efforts n'ont pas payé, malgré ses efforts Erdoğan risque d'être obligé de broder avec les autres partis pour créer un gouvernement de coalition.

«Il faut aussi essayer de comprendre, — nous explique Tancrède Josseran, — l'AKP a fait 41% des voix, elle a donc perdu 9 points par rapport à 2011. Il y a un assez net retrait. L'AKP a 260 sièges, il lui en manque 20 pour parvenir à la majorité.

Donc l'AKP a le choix.

Soit, à sa droite, elle peut former une grande coalition avec le Parti d'action nationaliste (MHP) qui a fait 10% des voix et qui a une base sociologique électorale assez comparable à l'AKP, c'est-à-dire des turcs patriotes et conservateurs. Mais cela pose problème parce que — comme son nom l'indique — c'est un parti nationaliste et qu'il demeure très attaché à l'unité nationale du pays, refusant tout accord ou processus de paix avec les Kurdes. Son leader allant même jusqu'à traiter l'AKP de «deuxième parti unique», c'est pour cela qu'il n'est pas sûr qu'une coalition se face avec le Parti d'action nationaliste.

Ensuite, sur la gauche de l'AKP, il y a le Parti démocratique des peuples (HDP), le Parti kurde, l'accord consisterait en un échange de bons procédés. L'AKP reprendrait le processus de paix, décentraliserait le pouvoir allant vers une Turquie plus fédérale (comme ce qui a été fait en Espagne à l'égard de la Catalogne), donnerait plus de droits culturels et linguistiques aux Kurdes. En échange les Kurdes accepteraient de voter une refonte de la constitution qui donnerait plus de pouvoir à Erdoğan.

Le problème étant que durant la campagne électorale, le parti Kurde s'est beaucoup engagé auprès de ses électeurs justement pour ne pas passer d'accord avec Erdoğan; ce qui reviendrait à renier ses engagements. Là aussi cela s'avère difficilement possible».

Il existe une troisième solution, si le gouvernement n'est forme au terme de 45jours: l'Assemblée Nationale est à nouveau dissoute et on organise des élections anticipées. C'est un parti risque, parce qu'on ne sait pas si l'AKP ferait un meilleur score que ce qu'elle a fait le 7 juin. En plus, cela couterait de l'argent et du temps.

«Cela couterait de l'argent de facto à tous les partis, — nous précise Tancrède Josseran — là les discussions sont en cours. La Turquie est le pays des paradoxes, il ne faut jamais dire jamais. On a vu des coalitions gouvernementales extrêmement étranges ces dernières années en Turquie. On a vu une coalition entre la droite nationaliste et la gauche républicaine. Ce qui correspondrait, en France, à une coalition entre le Front National et le Parti Socialiste, ce qui nous apparait complètement impossible.

On a même vu une coalition gouvernementale dans les années 1970 entre la gauche kémaliste et la droite islamiste. Ce qui veut dire que lorsqu'on est près à exercer le pouvoir on est prêt à tous les compromis».

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Si on parlait des problèmes du premier ordre pour le Turcs, on parlerait des problèmes économiques. En Russie, on parle du Turkish Stream, de cette potentielle collaboration aux accents technologiques entre la Russie et la Turquie. Mais quels changements de direction pourraient s'opérer; la Turquie va-t-elle se rapprocher plus de l'Europe ou va-t-il y avoir d'autres ouvertures vers la Russie?

«La Turquie est un pays Janus, — conclut Tancrède Josseran, politologue et chercheur au Institut de Stratégie et des Conflits (ISC), — Comme le Romain éponyme qui regarde dans deux directions différentes, elle est capable de faire deux politiques différentes en même temps: vers l'Orient et vers l'Occident sans jamais trancher. Pendant des années, les islamistes turcs se sont servis du processus d'adhésion à l'Union Européenne, à des fins de politiques intérieure, afin de casser le pouvoir de l'armée qui défendait la laïcité. Une fois l'armée renvoyée dans ses casernes, le processus s'est considérablement ralenti puisque les islamistes n'en avaient plus besoin.

La Turquie s'est progressivement libérée de la tutelle occidentale. A partir des années 1950 la Turquie a été le flanc Sud-Est de l'Alliance Atlantique au Moyen-Orient, mais depuis les années 1990 et la guerre du Golfe en 2003 la Turquie avait dit "non" aux Etats-Unis et avait signifié qu'elle souhaitait mener une politique qui soit en rapport avec ses intérêts.

Les Turcs ne sont ni pro- ni antiaméricains, ni pro- ni antirusses. Ils sont d'abord à la poursuite de leurs intérêts qui peuvent coïncider momentanément avec ceux des Américains lorsqu'ils veulent renverser le régime de Bachar el-Assad, pour établir un régime sunnite, mais en même temps coïncider momentanément avec ceux de la Russie — on a vu que la Turquie voulait rentrer dans le Groupe de Shanghai. On a vu aussi que la Turquie a refusé d'appliquer les sanctions à l'encontre de la Russie avec la question ukrainienne. Pour la raison évidente que les Turcs sont tributaires du pétrole et du gaz russe: 40% du pétrole et 60% du gaz en Turquie proviennent de la Russie. Les Turcs sont ainsi extrêmement prudents à l'égard de la Russie qu'ils ne veulent pas fâcher.

D'autre part, il existe des similitudes entre les projets de sociétés que défendent d'un côté Vladimir Poutine et de l'autre Recep Tayyip Erdoğan. Poutine comme Erdoğan pensent que le monde est multipolaire sur un plan géopolitique, donc chaque pays peut avoir des intérêts différents. Mais en même temps il demeure bipolaire sur un plan éthique. La Russie et la Turquie sont dans un même camp sur le plan éthique, défendant des valeurs traditionnelles, conservatrices, qui s'opposent donc à l'occident individualiste».

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