Comme par hasard, cet article interrogateur dont le ton avoisine le désarroi intervient après la publication de toute une série d'analyses délibérément superficielles visant à dénigrer l'armée arabe syrienne — la focalisation médiatique sur Palmyre n'avait rien d'aléatoire — et la veille de la réunion des 22 alliés « anti-Daesh ».
L'inadéquation des intentions exposées dans la déclaration finale trace de facto une autre grille de lecture selon laquelle le réajustement de la stratégie US en Syrie aux exigences du dossier iranien ne relève que du prétexte pur et simple. Washington ne renoncera pas à son découpage de la région et nous en voulons pour preuve, en Syrie, le projet de renversement d'Assad — un renversement par définition armé le Président n'étant pas prêt à partir et qui suppose l'entraînement de miliciens orientés contre le « régime » — en Irak, l'armement des tribus sunnites. La stratégie de division est donc plus que jamais au rendez-vous.
Ces deux positions étant à clarifier, je me suis adressée aux lumières de Richard Labévière, journaliste et essayiste, rédacteur en chef de la revue de l'Institut des hautes études de défense nationale « Défense » (2003-2010), rédacteur en chef d'Esprit@corsaire.
Radio Sputnik. La réunion des 22 de la coalition qui s'est tenue mardi s'est ponctuée d'un dénouement quasi-théâtral: pour arriver d'ici le 30 juin à signer l'accord sur le nucléaire iranien, les USA devront s'engager à libérer l'axe Damas-Téhéran en liquidant tout bonnement les positions de Daesh! Comment expliquer qu'une décision aussi cruciale et impérative ait été ajustée à la signature d'un accord avec l'Iran, surtout qu'Israël, on le sait, y a toujours été très récent ainsi d'ailleurs que le Quai d'Orsay dont on connaît les fortes réserves?
Richard Labévière. Si on reprend les choses selon l'ordre des raisons, comme le disait Descartes, je dirais de manière globale et générique que cette réunion est plus ou moins curieuse, sinon totalement déviée de son objectif principal et a servi surtout à faire de la communication politique et à rappeler les positions diplomatiques de Laurent Fabius qui, à court terme, n'ont pas tellement pour finalité d'éradiquer Daesh que surtout de vendre de l'armement à l'Arabie Saoudite et aux autres monarchies pétrolières du Golfe.
Le deuxième constat, c'est que la réunion a permis de faire le point sur Daesh, sa progression territoriale ainsi que ses liens politiques et idéologiques. Cependant, il n'y a pas eu de vrai bilan militaire et opérationnel de la stratégie engagée avec les coalitions depuis l'été dernier. Or, il faut noter que dans toutes les guerres menées depuis le début des années 90, on sait pertinemment qu'il ne suffit pas de mener des opérations aériennes et des bombardements aériens. S'il n'y a pas d'intervention au sol, l'objectif fixé reste irréalisable. L'EI est clairement identifié, il a un territoire, il a des positions. Donc, au-delà de ces frappes entre guillemets qui visiblement n'ont pas réussi à contenir la progression de Daesh, il est clair que, comme disent différents experts militaires, qu'ils soient américains, iraniens ou syriens, il s'agissait d'ouvrir un débat sur une intervention au sol, sur une autre approche opérationnelle. Cela, la réunion de Paris s'est bien gardée de le faire.
On est par conséquent dans un exercice totalement schizophrénique, un exercice de communication d'affichage. Sous de Gaulle et Mitterrand, on parlait de la politique arabe de la France. Maintenant, on parle d'une politique sunnite de la France et la seule finalité de cette réunion, c'est de rester fidèle aux éléments de langage turcs et saoudiens pour garantir de futures exportations d'armements à l'Arabie Saoudite, au Qatar, aux Emirats, au Koweït et autres Etats. C'est là la lecture que je fais de cette réunion qui pour un expert militaire est plus que surréaliste et dépasse l'entendement.
Richard Labévière. La gestion de Maliki de la scène irakienne a été évidemment catastrophique puisqu'elle était exceptionnellement communautaire, je dirais même clientéliste en ce qu'elle avantageait certains acteurs chiites. Aujourd'hui, le premier ministre irakien Haïdar al-Abadi corrige un peu le tir en essayant d'élargir le spectre de mobilisation. On sait très bien que Daesh est issu non seulement des tribus sunnites et des noyaux djihadistes d'Al-Qaïda en Syrie, mais aussi des cadres de l'ex-armée de Saddam Hussein supprimée d'un trait de plume par le consul américain Paul Bremer à l'été 2003. Dans la situation actuelle, même si Haïdar al-Abadi est moins critiquable que Maliki, on reste dans une logique de cristallisation communautaire. Faire remonter des milices sunnites et chiites au front aura pour résultat un affaiblissement de l'Etat national irakien par une fragmentation territoriale et politique. Sans avoir une lecture de complot ou une vision de conspiration, je dirais que cela rejoint parfaitement les logiques enseignées et promues par Wolkowitz et les autres néo-conservateurs américains des deux mandats de Bush dont les méthodes et l'agenda ont été démentis et corrigés par l'administration Obama, à savoir la doctrine et la méthode de l'instabilité constructive, du chaos constructif.
Finalement, dans l'évolution des conflits régionaux en Syrie et en Irak, on voit que Daesh prend plus de position et que tout cela correspond à une communautarisation de la Syrie et de l'Irak, ce qui n'est pas mauvais pour les intérêts géostratégiques et économiques américains et israéliens. On est donc dans cette logique-là avec des lignes rouges. Il y en a trois. Deux lignes rouges américaines qui constituent l'interdiction de prendre Bagdad qui est un symbole, et la frontière jordanienne, puisque la Jordanie est un satellite américano-israélien.
D'autres lignes rouges concernent plus les Iraniens et la frontière iranienne sur laquelle les Pasdarans sont engagés et sont très vigilants. Donc on est dans une évolution où il y a une impuissance de cette coalition mariant la carpe et le lapin où vous avez à la fois les pyromanes et les pompiers, c'est-à-dire la Turquie, l'Arabie Saoudite, les principaux bailleurs de fonds des djihadistes d'Al-Nosra, de Daesh et d'autres groupes qui sont dans cette coalition. Dans les conditions actuelles, l'éradication de Daesh reste mission impossible.
Radio Sputnik. Croyez-vous que le gouvernement syrien soit plus en danger que jamais?
Richard Labévière. Il faut faire attention à l'intox, à la propagande et à la guerre des communiqués. J'ai eu au téléphone il y a un mois des collègues journalistes me disant qu'un coup d'Etat était en cours à Damas. Evidemment, vérification faite, c'est faux. Ensuite j'ai appris que le général Ali Mamlouk, le chef des services de renseignement syrien, était atteint d'un cancer terminal généralisé. C'était faux. Et enfin, la dernière information qui avait été diffusée par des sites probablement soutenus par des communicants travaillant pour l'Arabie Saoudite, indiquait qu'Ali Mamlouk était emprisonné. Le lendemain il était sur la photo avec Bachar al-Assad en présence du chef de sécurité iranien. Il y a une intoxication vis-à-vis de laquelle il faut être prudent.
On assiste à une guerre des communiqués affirmant que l'armée syrienne depuis le déclenchement de cette confrontation, essentiellement depuis l'été 2011, pourrait subir un revers tactique. Qu'elle est épuisée, c'est l'évidence absolue. La reprise d'Idlib et de Jisr al-Choghour dans le nord-ouest, comme par hasard toutes proches d'Alep et de la frontière turque, la prise de Palmyre qui est à 100 km de Damas sont effectivement le signe d'une avancée inquiétante.
Cela ne met pas stratégiquement en péril le régime légal de Damas qui tient l'axe Homs-Damas en direction d'Alep grâce au soutien et l'engagement essentiel et absolument nécessaire du Hezbollah libanais le long de la frontière syro-libanaise, tout le long de la Bekaa, voire l'engagement du Hezbollah sur le Liban, très critiqué en Occident mais qui garantit au Liban une souveraineté puisque l'armée libanaise est très faible.
Par ailleurs, le soutien de l'Iran et le soutien militaire et logistique de la Russie ne se dément pas.
On nous sert des cartes où on voit que Daesh tient les deux tiers de la Syrie mais il faut raisonner par localités et non par surfaces désertiques. Cela donne lieu au vieux refrain qu'on connaît depuis 2011 selon lequel Bachar al-Assad va tomber dans les jours qui viennent. Ceci est lié au fait que dans le cadre de la nouvelle guerre engagée par l'Arabie Saoudite au Yémen, cette opération a servi de rideau de fumée à des livraisons d'armements plus importantes de l'Arabie Saoudite et d'autres pays, y compris occidentaux, aux factions islamistes engagées en Syrie contre le pouvoir de Bachar al-Assad, ce qui a passablement servi à recruter des milliers de mercenaires supplémentaires en Tchétchénie, au Daguestan et ailleurs, voire au Maghreb et sinon en Europe puisqu'on a plus de 2 000 djihadistes d'origine française qui sont engagés en Syrie.
Cette détérioration de la situation sur le terrain est aussi une conséquence de l'engagement militaire de l'Arabie Saoudite au Yémen. Cela dit, cela ne veut pas dire que le régime va tomber. Souvenez-vous que la guerre civile au Liban a duré 15 ans et que la cartographie de différentes milices n'a guère évolué durant ces quinze années.
En l'occurence, il est clair qu'il y a des prises de position relativement symboliques, notamment en Irak, la chute de Ramadi étant plus grave à mon avis que celle de Palmyre. S'il est vrai que ces derniers temps l'armée syrienne légale a perdu des positions, cela ne veut pas dire qu'elle a perdu la guerre. Il faut être très prudent par rapport à la propagande distillée par les médias occidentaux sur ce dossier ».
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