Toutefois, les résultats économiques et la stratégie géopolitique de ce Pays, notamment à l'égard de la Turquie et de la Russie, témoignent d'un rôle croissant de Budapest que les Pays européens devraient bien valoriser.
« La question de la peine de mort devrait être remise à l'ordre du jour »: pour avoir prononcé ces mots, c'est-à-dire pour avoir sollicité une discussion sur un thème certes assez controversé, le Premier Ministre hongrois a été récemment attaqué avec un décisionnisme dont l'Union Européenne rarement fait preuve. Sous la vague de critiques du Président du Parlement Schultz, du Président de la Commission Juncker et d'autres hauts représentants européens, Viktor Orbán a ainsi « clarifié » son propos, en expliquant qu'il ne voulait pas du tout réintroduire la peine capitale en Hongrie, mais tout simplement se borner à tenir ouvert le débat.
Il est notoire d'ailleurs que les divergences entre Bruxelles et Budapest sont souvent d'ordre idéologique. La Hongrie a adopté une nouvelle Constitution en 2012 où l'on trouve une explicite référence aux racines chrétiennes du peuple hongrois, tout comme l'affirmation que le mariage est l'union exclusive entre l'homme et la femme, alors que l'Union Européenne a refusé d'insérer n'importe quelle référence au christianisme et poursuit une idée de famille complètement différente, avec la promotion de la théorie du genre. À y regarder de plus près, il est paradoxale de remarquer que ces positions de la Hongrie sont beaucoup plus proches de l'esprit des pères fondateurs de l'UE que l'on ne l'admet. Dans un discours prononcé en Espagne en avril 2013, ayant pour titre La réponse chrétienne aux défis posés à l'Europe, Orbán avait précisé les contours de son approche conservatrice. En lisant ce discours, l'on peut facilement s'apercevoir que les trois pères de l'Europe, à savoir Schuman, Adenauer et De Gasperi, soutenaient exactement la même conception: le Premier Ministre hongrois prône en effet une reconnaissance pleinement laïque du rôle de la tradition et de la culture chrétienne, indépendamment du rapport personnel que les citoyens peuvent avoir avec la foi religieuse. Peut-être ne serait-il inutile de rappeler aux européistes d'aujourd'hui que les hommes politiques qui ont projeté l'Europe unie avaient une idée du rôle de la religion dans l'espace public assez semblable à celle qu'on voit aujourd'hui affirmée à Budapest.
Des considérations pareilles s'imposent à propos de la gestion de l'économie. Selon le rapport du Fond Monétaire International publié le 30 janvier 2015, la Hongrie a su faire face à la crise économique et sa croissance est maintenant bien soutenue par les investissements privés et par la politique fiscale de l'État. Il s'agit d'un paradoxe presque amusant, si l'on pense que le FMI lui-même a été l'organisation la plus critique envers le programme de « nationalisation » mené par le gouvernement de Budapest, qui avait refusé d'ailleurs de suivre ses indications tout en rendant le prêt que le Fond Monétaire lui avait octroyé. Un autre moment significatif concerne les paramètres budgétaires. Depuis quelques années, la Hongrie a réussi périodiquement à contenir le rapport entre déficit et Produit Intérieur Bruit sous le 3%, qui représente le seuil défini par la Pacte de Stabilité et de Croissance en Europe, tandis que une vingtaine de Pays sont sous observation pour ne pas l'avoir respecté. Certes, la Hongrie n'a pas adopté l'euro et donc le respect de ce seuil est dû à des conditions macroéconomiques différentes, mais il est quand-même curieux de constater combien la politique économique hongroise semble atteindre les principaux objectifs de la théorie monétariste adoptée par l'UE (stabilité dans la croissance, contrôle de la dette publique, équilibre entre intervention de l'État et rôle des investisseurs privés), en dépit de toutes les critiques pour le « populisme » de son gouvernement.
Ces malentendus et ces polémiques entre Bruxelles et Budapest se révèlent assez regrettables si l'on envisage la situation hongroise sous un angle géopolitique et géoéconomique. Récemment, le Ministre hongrois des Affaires Etrangères Péter Szijjártó a confirmé la participation de la Hongrie au projet du gazoduc Turkish Stream, en s'ajoutant ainsi à la Grèce, à la Serbie et à la Macédoine qui avaient déjà adhéré à l'initiative. Ce projet de gazoduc représente une nouvelle tentative de garantir les approvisionnements énergétiques de la Russie vers l'Europe après la renonce au projet South Stream. Avec sa capacité de stockage d'environ 6 milliards de mètres cubes et sa position géographique, la Hongrie constituerait une jonction de premier plan, surtout au cas où le parcours du gazoduc (encore à déterminer) prévoirait une débouche vers l'Europe centrale. La possibilité de se positionner en qualité de « point de raccord » entre la Russie à Orient et la Turquie au Sud est d'ailleurs une issue bien concrète de la politique étrangère hongroise.
Pour ce qui est des rapports avec la Russie, la Hongrie est peut-être le Pays de l'Europe de l'Est qui a mieux réussi à régler les comptes avec l'histoire du XXème siècle. Le même Pays qui a été envahi par les chars de l'URSS en 1956 mène aujourd'hui une politique d'entente, d'amitié et de pragmatisme avec Moscou. À la différence des Pays Baltes et d'autres nations de l'Europe orientale, la Hongrie semble ainsi bien distinguer la Fédération Russe de l'Union Soviétique, ne cédant pas à l'approche russophobe qui décrit la Russie toujours comme une menace pour la sécurité de l'Europe. La négation du communisme et la fierté pour l'identité nationale et religieuses réacquises après 1989 n'assument presque jamais un ton de méfiance envers la Russie. À l'intérieur du groupe de Visegrád (la plateforme de dialogue en Europe orientale qui réunit la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie et la République Tchèque), Budapest a été par ailleurs le Pays le plus critique envers les sanctions contre Moscou. En même temps, la Hongrie garde de très bonnes relations avec la Pologne, qui au contraire est le Pays le plus hostile à la Fédération Russe. Si la Hongrie obtenait le soutien ouvert des Pays OTAN modérés sur le dossier ukrainien (par exemple l'Italie, prônant dès le début la nécessité d'une approche constructive avec Moscou), elle pourrait donc jouer un rôle de médiateur, ou du moins tenter d'adoucir les sentiments antirusses de ses voisins.
Avec la Turquie aussi le gouvernement et le peuple hongrois ont montré une capacité d'élaboration du passé qui mérite d'être soulignée. Malgré une histoire très complexe (la Hongrie ayant perdu son indépendance au XVIe justement sous les coups de l'Empire Ottoman), les relations turco-hongroises sont aujourd'hui assez cordiales et Budapest fait partie des Pays en principe favorables à l'entrée d'Ankara dans l'Union Européenne. À côté de la différence confessionnelle et de l'orgueil d'avoir été pendant des siècles le antemurale Christianitatis (le rempart de la Chrétienté) face à l'ennemi musulman, Budapest manifeste ainsi la conscience du rôle de pont de la région anatolienne et la nécessité de rapports économiques à l'enseigne du pragmatisme. En tenant compte de l'élément « oriental » de l'identité nationale hongroise (les racines finno-ougriennes de ce peuple étant un volet important pour comprendre son positionnement culturel et géopolitique), qui rend la Hongrie proche du monde turcophone, Budapest pourrait être un négociateur important avec la Turquie. Cœur de la « vielle Europe » danubienne et traditionnelle, la Hongrie mérite d'être évaluée avec plus d'objectivité par cette Union Européenne encore boitant dans la définition de ses buts et de sa stratégie.