Celle-ci s'annonce impressionnante.
Par sa portée symbolique d'abord. C'est sur cette même place Rouge qu'ont défilé, le 7 novembre 1941, les forces rameutées avec l'énergie du désespoir par l'Union Soviétique pour bloquer l'avance de la Wehrmacht parvenue à Khimki, dans les faubourgs nord de Moscou. Les troupes défilèrent avant de partir directement pour le front, à une vingtaine de kilomètres, moins d'une heure de route. Et c'est là, devant Moscou, en novembre-décembre 1941, que le IIIème Reich perd sans doute la guerre.
Par le dispositif militaire prévu ensuite. Du point de vue quantitatif mais surtout qualitatif.
Cette dernière forme de guerre est d'ailleurs au cœur de la réforme des unités de combat russes. Hommes et véhicules des forces russes étaient mal protégés jusqu'au tournant des années 2000-2010 vis-à-vis des IED (engins explosifs improvisés) placés sur les routes en contexte de guérilla, mal coordonnés du point de vue du combat d'infanterie et interarmes, faute de moyens de communication et de renseignement fonctionnant en réseau. Cette lacune a été prise en compte. Le défilé va en témoigner.
Véhicules à roues Tigr et BTR-82, bien adaptés aux théâtres d'opérations montagneux ou désertiques caucasiens ou centre-asiatiques, sont déjà connus des experts. Mais ils vont découvrir avec les véhicules de transport de troupes et de combat d'infanterie Boomerang et Kourganietz une nouvelle génération d'engins disposant, comme d'habitude dans l'armée russe, d'une puissance de feu colossale mais aussi, souci plus récent, d'une vraie volonté d'apporter une protection balistique maximale au combattant. Témoignent également de cette volonté de préserver au mieux la vie des hommes le système de combat Ratnik pour les fantassins (l'équivalent du dispositif Félin pour les soldats français), ou l'entrée en service de drones tactiques permettant d'aller sonder le dispositif adverse « de l'autre côté de la colline ». L'armée russe prend peu à peu le tournant de la numérisation du champ de bataille, permettant d'agir de manière optimale aussi bien en contexte de combat urbain qu'en rase campagne.
Le souci de protéger le combattant se retrouve aussi dans la conception de celui qui sera sans doute « la star » du défilé, le char de combat T-14 Armata. Avec une tourelle téléopérée par une équipe de trois hommes, installée dans le châssis au sein d'une cellule de survie renforcée, le T-14 adopte à la fois les solutions novatrices que permettent les nouvelles technologies et les méthodes de protection passive employées par les Israéliens sur le char Merkava.
Mais on peut leur rétorquer bien des arguments.
En premier lieu un rappel historique en ce soixante-dixième anniversaire de la victoire. Au sommet de sa puissance, courant 1941, Hitler déclara devant son entourage que le char était un instrument dépassé et qu'il fallait désormais centrer les efforts de l'industrie de défense sur de nouveaux matériels. Quelques mois plus tard les panzers allemands découvraient les T-34 et les KV. Et les chars redevinrent l'obsession du Führer jusqu'à ce que les JS-2 soviétiques parviennent à quelques mètres de sa chancellerie…
En second lieu les troupes d'élite américaines, françaises, britanniques déployées en Afghanistan ou au Mali ont livré un combat héroïque, multiplié les victoires, remporté quasiment toutes leurs batailles. Elles n'en ont pas moins perdu ces guerres, parce que de telles guerres ne peuvent être gagnées par la seule force des armes.
Enfin, à l'heure où les Etats-majors du monde entier soulignent le danger de réapparition de conflits interétatiques de grande ampleur et de haute intensité, on ne peut se contenter pour une puissance militaire majeure de mettre l'accent sur l'infanterie, les forces spéciales et les moyens aériens. Les Russes, alors que l'OTAN est parvenu à deux heures de route de Saint-Pétersbourg à l'ouest, ont à la lumière de leur expérience douloureuse toutes les raisons de considérer qu'une force de frappe blindée puissante, conjuguant mobilité et grande puissance de feu, est un bon instrument de dissuasion.
L'artillerie, traditionnelle reine des batailles de l'armée russe, sera aussi présente sur la Place Rouge. Lance-roquette multiples, canons autopropulsés Koalitsiya-SV, missiles balistiques Iskander… Les instruments nécessaires au déploiement de barrages d'artillerie massifs, comme à la frappe de précision dans les profondeurs d'un dispositif adverse, ont fait l'objet de perfectionnements leur conférant un très grand potentiel de neutralisation des défenses.
Accompagné au feu d'un système de défense sol-air élargie sans doute sans équivalent dans le monde avec, notamment, les S-400 ou les Pantsir S-1, par une aviation rénovée, assurant un appui-feu puissant, ce corps de bataille mécanisé est aussi conçu pour opérer à moindres coûts.
La déclinaison du châssis du char Armata en véhicule de combat d'infanterie démontre une volonté de standardisation longtemps absente de l'armée russe. Cela implique des coûts bien plus réduits en matière de recherche et développement, de production, d'acquisition et de possession des matériels.
Pour autant l'armée de terre russe n'a pas encore achevé sa mue.
Basée sur un système d'unités mixte, certaines totalement professionnelles, d'autres recourant à de nombreux conscrits, elle doit poursuivre ses efforts en matière d'attractivité pour recruter mieux encore, s'assurer des ressources humaines de qualité. Cette nécessité ne lui est pas spécifique: toutes les armées occidentales sont confrontées au même défi. Mais cet aspect doit être d'autant plus pris en considération en Russie que l'armée russe a longtemps eu mauvaise réputation compte tenu de la pratique de la dedovschina, le « bizutage » musclé des appelés et nouveaux engagés, coutume à laquelle il faut impérativement mettre fin.
Enfin si la numérisation du champ de bataille est une priorité pour le ministère de la défense russe, celui-ci doit aussi porter l'effort sur la cyberguerre tant du point de vu offensif, qu'il maîtrise déjà, que défensif.
Car les systèmes high-tech qui défileront sur la Place Rouge sont dans le viseur des armées étrangères, qui comptent sur leurs hackers pour neutraliser des matériels qu'elles n'ont pas les moyens de vaincre par des engins aux capacités supérieures. Mais tout cela est affaire d'ingénieurs, de capacités de calcul et de logiciels… Bref de tout ce qu'on ne verra pas, demain, sur la Place Rouge.
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