En Russie, l'action populaire « Régiment immortel » ressuscite le souvenir des vétérans de la Seconde guerre mondiale. Lancée à Tomsk en 2012, l'action prévoit la marche des personnes portant de grandes photos de leurs proches qui avaient participé à la Grande Guerre Patriotique, comme on l'appelle en Russie. En quelques années, le « Régiment immortel », présent dans1.100 villes de 15 pays, a pris de telles dimensions que le Président russe Vladimir Poutine a autorisé les membres du mouvement à se joindre au défilé du 9 mai (du 8 mai à l'occidentale), c'est-à-dire, à participer au défilé de la Victoire à Moscou. Moi-même, je vais y participer en portant le portrait de mon grand-père qui, lui, avait pris part au premier défilé militaire à l'occasion du 20ième anniversaire de la Victoire en 1965 sur la place Rouge.
Le « Régiment immortel » ne pourra pas se substituer au défilé des anciens combattants. Parce que le défilé des anciens combattants est la mémoire vivante, ce sont les participants aux événements. Je me souviens très bien qu'il y a 30 ans, le jour du 9 mai était rempli par ces hommes, par leurs visages, leurs conversations, leurs émotions. C'était super. Rien ne peut remplacer les êtres vivants. On peut prolonger leur vie et leur existence à travers la mémoire. Mais ce ne sera pas une substitution. Quand le dernier vétéran disparaîtra, et ce jour viendra tôt ou tard, c'est inévitable, je voudrais bien que l'histoire du jour de la Victoire ne perde pas ses héros. Nous nous souvenons tous de la guerre de 1812 et de la victoire sur l'armée de Napoléon, mais ce souvenir est devenu assez abstrait à cause de la distance qui nous sépare de cette date. Je voudrais que la mémoire de la dernière guerre soit concrète. Parce que cette guerre était la plus terrible de toute notre histoire, tout y était mis en jeu, la question était de savoir être ou ne pas être. Il faut qu'on comprenne au nom de quoi les gens tombaient sur les champs de bataille: ils ont donné leur vie pour qu'il n'y ait plus de guerre. Sur notre site, on lit dans un message sur trois et même plus souvent: le grand-père n'aimait pas parler de la guerre, il ne racontait rien sur la guerre. Pour les participants, c'était un enfer et même s'en souvenir faisait mal. D'aucuns n'ont jamais regardé les films sur la guerre. Il faut que les gens comprennent que leurs parents ont donné leur vie ou ont survécu à cet enfer pour qu'il n'y ait plus de guerres. »
Au printemps 1939, étudiant au collège de communication électrique à Minsk, il a été appelé sous les drapeaux de l'Armée Rouge. Lors de la guerre, Alexandre Loyko était détaché transmetteur auprès de 641ième bataillon de transmissions, réorganisé en 81 régiment de transmissions. C'est dans les rangs de ce corps de bataille que le vétéran a franchi des centaines de km lorsque des balles de mitrailleuses sifflaient de tous côtés en effleurant ou en tuant des milliers de soldats de l'Armée Rouge sur le front de Kalinine et du Premier front balte.
De cette époque, il lui reste peu de souvenirs qu'il partage avec ses proches. Une histoire l'a, semble-t-il, le plus marqué. Lors de la prise de Königsberg, il devait effectuer la liaison entre les troupes sur place et l'état-major à Moscou. Abruti par les macabres de la campagne et les canons qui tiraient sans relâche, tout le monde se rendait vers son son trou. Il a fallu un fier courage aux transmetteurs, dont mon grand-père, qui, debout, dans un champ de mines, face aux mitrailleuses, ont réussi à rétablir la liaison avec l'état-major dans les plus brefs délais. C'est à ce moment-là qu'Alexandre Loyko s'aperçoit du général Tcherniakhovski qui a mené l'attaque. Le général a remercié chaque transmetteur en personne. Après l'opération, mon grand-père a été couronné de médaille de la prise de Königsberg, sans compter une quinzaine d'autres décorations.
Est-ce un héros de guerre? Pas vraiment. Alexandre Loyko s'est toujours considéré comme un soldat ordinaire. Les compatriotes le décrivent comme un homme brave, un gaillard qui joue de la mandoline, un professionnel qui a les doigts d'or et qui ne refuse jamais d'aide.
« Je suis comme rien du tout », répétait le vétéran quand ses trois enfants lui demandaient de parler de la guerre. Mais c'est de ce « rien du tout » qu'on fait l'histoire. Son histoire, comme celle des millions de vétérans, n'est pas uniquement individuelle. Toute mémoire soigneusement gardée par nous, les descendants des héros « ordinaires » de la Seconde guerre mondiale, se transforme en une histoire populaire, une histoire nationale. Et cette histoire, tant qu'elle reste vivante, ne peut pas être falsifiée ni réécrite.
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