Souvent, l'embarquement est un point d'orgue d'un parcours terrible qui a duré 3-4 ans. De nombreux migrants sont survivants à des gigantesques camps de rétention, quand ils ont de la chance, sinon des camps de torture. En Libye, on en dénombre une quarantaine.
Que faire avec ces gens qui survivent à une tracée de la Méditerranée et sont déjà des survivants de camps? Accepter des milliers de réfugiés qui pourraient être terroristes ou sacrifier l'image d'une Europe bienveillante? Est-ce que le sommet de jeudi pourrait trouver une solution à l'immigration clandestine et, par conséquent, à la situation catastrophique Libye? Nous en avons parlé à Catherine Wintol de Wenden, spécialiste de migration, professeur à Sciences Po Paris.
Plus on ferme les frontières, plus on alimente les filières de passage, parce que les gens n'arrêtent pas d'arriver. Aujourd'hui, le vrai sujet aussi — c'est de prendre conscience que la prohibition de la libre circulation a pour effet d'alimenter une nouvelle économie qui est l'économie de la frontière. C'est une économie mafieuse qui favorise la prostitution et qui ne résout rien, puisqu'en fait, cette économie prospère, aux portes de l'Europe, sur le trafic d'êtres humains. »
Catherine Wintol de Wenden. « Je ne suis pas sûre car tout le monde n'arrive pas de Libye, il y en a qui partent du Maroc, d'Algérie. Mais c'est vrai que la Libye s'était un peu spécialisée, sous sa gouverne, sur le filtre des sans-papiers sub-sahariens vers l'Europe moyennant finance et moyennant une sorte de rentrée en grâce de ce personnage aux yeux de certains gouvernants européens comme Monsieur Berlusconi ou Nicolas Sarkozy. Aujourd'hui, il y a beaucoup de gens qui attendent en Libye la possibilité de passer et le fait qu'il y a un certain nombre de bateaux affrétés par les forces publiques, par exemple, des bateaux militaires réutilisés pour le passage, donne l'idée que le chaos favorise effectivement l'absence, l'abandon du rôle de filtre qu'était celui de la Libye. Il n'y a pas que la Libye. Entre Noël et le jour de l'An, on a vu arriver des bateaux qui partaient d'Egypte, de Turquie, etc. »
Sputnik. Qu'est-ce qui explique ce flux migratoire? Qu'est-ce qui pousse les migrants à prendre la mer? Est-ce qu'ils ont le choix?
Catherine Wintol de Wenden. « Oui, ils ont le choix entre rester ou partir, mais aujourd'hui, d'une part, tout le monde bouge, donc eux aussi, ils ont envie de bouger parce que chez eux, il y a des crises graves. Si on regarde l'Erythrée, la Somalie, le Yémen, la Syrie et toute une série de régions dans le monde, on peut comprendre que les gens, surtout les jeunes, se disent: « Je n'ai aucun avenir là, j'ai tout perdu, c'est une situation de crise insoluble, donc si je veux réellement réaliser mon projet, il faut partir ».
Par ailleurs, il y a une grande inégalité dans le droit à la mobilité à l'échelle mondiale. Ce ne sont pas les plus pauvres qui partent parce qu'il faut accumuler beaucoup d'argent, payer les passeurs, etc. On a une population plutôt de classe moyenne qui part, soit les jeunes — c'est le cas de l'Afrique, mais aussi pour la Syrie. Au moins de Janvier, entre Noël et le jour de l'An, c'étaient plutôt des familles syriennes qui sont arrivées en Italie du Sud. Ces familles étaient plus riches que le migrant qui organise ça entre copains, qui étaient capables d'affréter les gros bateaux qui se sont échoués sur les côtes italiennes par l'abandon des passeurs. Face à cette situation dramatique, il faut absolument trouver une solution à l'engrenage de la sécurité, d'un côté, et, de l'autre côté, à l'engrenage de cette économie de passage tout à fait mafieux. »
Catherine Wintol de Wenden. « Oui, il y a un chantage, c'est tout à fait vrai. Il y'a un chantage à la migration irrégulière: « Si vous intervenez en Etat islamique libyen, on va vous envoyez des bateaux des sans-papiers ». Aujourd'hui, l'Etat islamique est en train de mettre en œuvre ce chantage, mais je crois qu'il faut le prendre comme une promesse comme une autre qui est, peut-être, un évènement nouveau puisqu'on utilise l'immigration clandestine comme élément de dissuasion. »
Sputnik. Pensez-vous que les autorités européennes qui se réunissent jeudi à Bruxelles parviennent à trouver une solution à l'immigration clandestine?
Catherine Wintol de Wenden. « J'en doute parce que ce qu'on voit aujourd'hui — c'est toujours cet esprit très sécuritaire, très souverainiste. Je ne suis pas du tout sûre qu'on arrive à un accord qui ne soit pas de renforcer les moyens de l'agence européenne pour la surveillance des frontières « Frontex ». On a vu les résultats déplorables de l'opération « Triton » par rapport à « Mare Nostrum ». On risque d'être encore dans cette escalade sécuritaire, dans ce partage du fardeau. C'est un discours qu'on tient depuis deux ans et sans aucun résultat. Il faut sortir de ces idées un peu toutes faites et complètement aborder la question migratoire en Méditerranée de façon radicalement différente. »
En attendant que l'Union européenne se réunisse jeudi à Bruxelles pour discuter la situation, des migrants et des « ré-immigrants » clandestins, ne voyant d'autre solution, attendent leur tour pour prendre la mer.