A vrai dire, j'en ai déjà assez d'entendre des mots étrangers pour désigner l'agression économique que subit actuellement la Russie — "sanctions" tout particulièrement. Non, ces sanctions n'existent pas et ne peuvent tout simplement pas exister car il n'y a aucune violation de normes juridiques et aucunes compétences. La conception de William Kristol sur l'hégémonie morale américaine dans le monde, qui sert actuellement d'arme pour la politique étrangère de la Maison blanche et du département d'État, non seulement n'exige pas de telle norme juridique internationale mais se base sur l'inexistence du facteur de droit dans la "realpolitik" internationale. Ainsi, la tentative d'instaurer l'isolation économique de la Russie et ce terrorisme financier ne peuvent pas plus être considérés comme des "sanctions" que le célèbre amendement Jackson-Vanik. La pression sur la Russie a commencé parce que cette dernière a commencé à se rétablir après le cauchemar et le désordre des années 1990, parce qu'elle pourrait très bien renoncer à la politique économique de privatisation totale et au programme de dérèglement, considéré comme la seule voie juste — voire possible. Il s'agit en réalité d'une lutte pour la répartition des richesses mondiales. Ce qui soulève la question du rétablissement de la richesse nationale russe, comme après les trois guerres du XX siècle.
Nous n'allons pas nous arrêter sur les défauts de la centralisation soviétique, qui sont une erreur possible de Moscou. Il s'agit notamment du refus conscient d'élargir l'éventail des produits de consommation au nom de la psychologie sociale ou de développer les transports individuels au détriment de ceux en commun. Est-ce vraiment une erreur? Car l'essentiel est la stratégie et la structure générale du système. Nous n'allons pas non plus analyser en détails la trahison de l'état-major bien que cette dernière ait évidemment eu lieu. Mais est-ce que nous renonçons au cerveau en faveur de la moelle, à la conscience en faveur des instincts, parce que le dernier est plus ancien que le premier et assure mieux la survie de l'individu? L'évolution rejette catégoriquement cette idéologie. A quel problème la Russie fait-elle donc face en réalité? Quel problème a provoqué, dans les années 1990, son dépouillement qui persiste encore aujourd'hui?
A l'époque capitaliste classique les procédés économiques principaux — la production, la distribution (y compris le transport), l'épargne et la croissance — ne faisaient que se refléter dans le miroir de l'argent, alors que les rapports entre les marchandises et l'argent se fondaient sur le principe d'équivalence. La richesse résidait dans la masse de marchandises, l'épargne dans les infrastructures territoriales fixées (tout d'abord les villes), le développement — dans la révolution scientifique et la distribution — dans la politique sociale des États. L'argent n'était qu'une mesure relative de tous ces facteurs. Mais cette logique de la réflexion et de l'équivalence de l'argent est aujourd'hui obsolète. D'une part à cause du développement de l'économie. La révolution industrielle a fait exploser la masse de marchandises et privé l'or et ses dérivés de leur statut de standard de coût, de bien le plus important. L'or ne peut évidemment pas servir de nourriture, et son utilité industrielle est très limitée (par rapport notamment aux ressources énergétiques). Qui plus est, il a perdu son image sacrée à cause de la décadence de toutes les choses sacrées. L'argent papier est devenu de plus en plus populaire bien que ce dernier se soit longtemps fondé sur la couverture or ou similaire.
A l'époque actuelle de l'évolution historique le vieux débat scolastique entre les réalistes et les nominalistes sur la primauté des choses-mêmes (les réalistes) ou de leurs noms — les nominalistes — dans le domaine de la circulation de l'argent s'est définitivement résolu en faveur des derniers. Car la nature de l'argent actuel n'est pas réelle, mais nominative. Les financiers américains ont probablement été les premiers à comprendre cette donne, ce qui leur a permis de prendre le contrôle de toute l'économie mondiale (et de son noyau productif), c'est-à-dire d'abuser de leur rôle, devenant l'emprunteur le plus grand et le plus irrémédiable de l'histoire des finances mondiales. Ils ont réuni entre leurs mains l'essentiel des richesses mondiales et tous les moyens nécessaires pour gouverner le monde. L'argent moderne (nominal) assure les liens nominaux (possibles) entre tous les acteurs économiques. On peut tirer ici un parallèle avec les communications téléphoniques. Même au niveau actuel des technologies numériques, tous les abonnés ne peuvent pas s'appeler en même temps. Nous avons la possibilité d'appeler n'importe qui à tout moment, parce que nous n'appelons pas tous les autres abonnés en même temps. Ainsi, l'argent moderne n'a aucune couverture en marchandises privilégiées ou en masse totale de marchandises, même potentielles, pas encore produites. Et il ne s'agit pas d'une conséquence embarrassante de l'accumulation de disproportions dans le système d'échanges, mais du principe de fonctionnement du système.
Dans L'Alchimie de la finance, George Soros décrit honnêtement l'économie moderne comme un système principalement déséquilibré. Un tel système ne peut fonctionner qu'à condition d'une gestion profonde et rigoureuse. Il est incapable de s'autoréguler. Et l'émission excédentaire — qui remplace l'émission déficitaire, c'est-à-dire ayant une couverture or ou métallique — permet de transporter de manière ciblée le volume global des marchandises et des ressources de l'activité économique et productive. Le volume excédentaire d'argent s'accumule grâce aux marchandises fausses, aux services inutiles et aux surdépenses. Il ne peut être éliminé qu'à l'aide de l'effondrement des systèmes financiers de pays entiers et d'organisations financières importantes au niveau global. L'expropriation des comptes chypriotes n'est dans ce contexte qu'une goutte d'eau dans l'océan. Car il nous faut s'attendre dans le futur à l'amortissement de la dette européenne et, bien sûr, américaine. Les uns peuvent profiter de l'émission qui reste en même temps un tabou pour les autres. Les uns doivent épargner alors que les autres peuvent dépenser. En vieux termes de réalisme économique il s'agit tout simplement de pillage. Et les victimes vont certainement s'y opposer dans leur politique intérieure et extérieure. Ce qui ne fait que souligner l'importance de l'Otan et de l'activité militaire des États-Unis.
Les États-Unis ne prendront évidemment aucune des mesures mentionnées ci-dessus. Ils tenteront d'annuler leur surendettement aux frais des créanciers et de fixer leurs revenus à long terme en exploitant le monde. Ces revenus ne résultent pas de leur capital national ou du capital en général, mais du contrôle de la circulation mondiale d'argent nominal. L'économie mondiale et celle des pays isolés ne peuvent pas se détacher complètement de leur noyau productif malgré toute leur croissance non-productive, virtuelle et nominale. Le travail (notamment un travail bon marché) le reste toujours, tout comme les ressources (tout d'abord les aliments et l'énergie), le territoire (la terre est une entité productive), l'infrastructure (notamment les villes et le transport) et la faim. Cette situation provoque toutes sortes de guerres, ouvertes ou secrètes.
Les difficultés ne résident pas seulement dans la "faiblesse" russe. Car la Russie n'est pas si faible et ruinée. Le nouveau monde post-capitaliste de l'économie nominale, que ses idéologues décrivent comme un monde post-industriel, se trouve en effet au-delà de la réalité des théories politiques et économiques d'origine marxiste. Mais il n'existe pas aucune autre théorie. Elle est remplacée par une idéologie économique monotone: le marché libre, la croissance, l'économie d'innovations etc. C'est pourquoi ce monde de crise est opaque d'un point de vue épistémologique. Il ne s'agit en aucune façon de complot: il n'est pas nécessaire de se cacher parce que personne ne comprend rien. La Russie devra donc développer sa propre théorie de développement économique et productif.
Timofeï Sergueïtsev, méthodologue, philosophe, membre du Club Zinoviev de Rossiya Segodnya