Nous plaçons dans le terme "monde multipolaire", qui serait destiné à devenir réalité, des espoirs vraiment idéalistes. Le monde global unipolaire appartiendrait au passé, les États-Unis s'en iraient, nous formerions "notre équipe" (les BRICS, l'Organisation de coopération de Shanghai, etc.), puis, dans son cadre, nous harmoniserions nos intérêts et exercerions une influence globale, définirions "les règles du jeu" régional, et ainsi, toucherions notre part de la répartition globale des biens de l'économie mondiale.
Ces attentes optimistes soulèvent beaucoup de questions.
Si c'est la structure même du monde, toute son organisation d'après-guerre qui est appelée à changer, comment espère-t-on que ce changement soit possible ou encore qu'il puisse se passer sans une autre guerre mondiale? Sinon, comment pourrait-on s'en passer?
Nous avons déjà vécu dans un monde bipolaire. Il y avait le camp des États-Unis, et celui de l'URSS. Les mécanismes de tous les processus mondiaux étaient assurés par leur confrontation. Les nouveaux "pôles" qu'on attend signifient-ils la même chose? Probablement oui, voire encore plus. Ou bien espérons- nous, sans aucun fondement, une certaine "harmonie" des centres "d'influence" qui seraient immanquablement des centres de pouvoir? Serons-nous le noyau d'un tel centre ou son satellite?
Le monde unipolaire dirigé par les États-Unis cause notre perte, présentée comme la sécurité, le bien-être et l'état souhaitable. Il ne s'agit pas de dissuader les États-Unis — c'est impossible, ils vont pousser et pousser jusqu'à tomber. Avec une catastrophe ou sans. Donc, c'est ce monde lui-même qui doit être réorganisé, et nous sommes en mesure de le faire. C'est la politique de notre survie. Mais quels doivent être les objectifs de cette réorganisation: possibles, nécessaires et suffisants? La rhétorique générale de l'aspiration à un "monde multipolaire" (ou de son "avènement naturel") ne répond pas à ces questions.
Or, tout cet ordre s'est effondré au XXe siècle. Les deux guerres mondiales étaient, en fait, une seule guerre en deux parties avec entracte. L'Allemagne en était le détonateur. Si au début, elle n'exigeait que les droits de son empire, la deuxième fois, à part "l'espace vital", les Allemands aspiraient à devenir les maîtres de l'Europe entière, ce qu'ils ont accompli. Cependant, l'Allemagne était en retard. Les Allemands pensaient encore à la façon de Lénine, en considérant l'empire, le Reich, comme la forme suprême de l'État et de la civilisation. Ils n'ont pas compris qu'une nouvelle réalité s'était formée, dans laquelle l'État, en tant qu'institution fondamentale de la civilisation, était passé de l'étape interne et latente de sa crise — c'est-à-dire de la révolution bourgeoise (la bourgeoisie s'empare du pouvoir, mais n'assume pas la responsabilité de l'État) — à l'étape extérieure et apparente — c'est-à-dire à l'apparition d'un pouvoir extérieur sur les États les plus puissants du monde — la superpuissance. Par principe, la superpuissance n'est pas de nature étatique. Ce n'est pas seulement une influence politique externe — c'est l'utilisation de tous les facteurs d'instabilité des États, y compris les facteurs internes: les classes, les partis politiques, les idéologies, les religions laïques, la conscience relique (primitive) ethnique, le terrorisme. Le terme et l'analyse sociologique de ce phénomène au sein de l'école russe de la pensée appartient à Alexandre Zinoviev en tant que premier postmarxiste russe.
En outre, le "Drang nach Osten" allemand s'est avéré contrôlable, dirigé contre les Russes, aux mains de la Grande Bretagne qui a ensuite glorieusement lutté contre son propre instrument déjà affaibli et presque détruit, en brouillant les pistes. Les États-Unis ont bénéficié et hérité de cette politique. Ils sont devenus les maîtres de l'Europe à la place de l'Allemagne, et le modèle de la guerre contre son propre instrument est fermement entré dans l'arsenal de l'approche américaine. Il est évident que nos camarades ukrainiens ne le comprennent pas, tout comme ne le comprenaient pas Saddam Hussein, Oussama Ben Laden et bien d'autres personnages dont, à l'étape initiale, le protecteur américain disait: "C'est un fils de pute, mais notre fils de pute".
Bien évidemment, tout cela est "pour la paix". Carl Schmitt prévoyait que "la guerre pour la paix" (et pas pour les objectifs précis des parties belligérantes) serait la plus cruelle, inhumaine et immorale que l'histoire ait jamais connue. Cependant, en 1945 la superpuissance était représentée par deux acteurs: les États-Unis et l'URSS. La gestion du monde était répartie entre deux pôles qui, cependant, n'étaient plus des empires. L'empire s'arrête à sa frontière, lutte pour établir cette frontière. Par contre, la superpuissance ne fait que commencer à cette étape-là. Elle ne veut rien conquérir, rien créer. La guerre froide est techniquement apparue comme une confrontation militaire dans le contexte de la dissuasion nucléaire (de la destruction mutuelle multiple garantie) et s'est transformée en recherche d'autres moyens possibles de confrontation — des conflits locaux et de l'usage clandestin de la force jusqu'à l'intrusion massive dans les affaires intérieures, avec le recours aux services secrets traditionnels et nouveaux, préoccupés par l'idée des classes. Mais c'est la superpuissance elle-même qui a confié à la guerre froide le rôle de la renforcer. La guerre froide n'a jamais pris fin car ses deux facteurs — la dissuasion nucléaire et l'appartenance à la superpuissance — sont toujours présents. Personne ne l'a gagnée ou perdue. Cette deuxième option signifierait la destruction totale, la disparition de l'ennemi. Or, nous n'avons pas encore disparu. Pas encore.
Nous avons renoncé à la superpuissance nous-mêmes — afin de préserver notre État-porteur, c'est-à-dire la Russie, le Pays natal, la Patrie. La Russie avait été surexploitée par la superpuissance de l'URSS. Je crois qu'il n'y a pas besoin de prouver que c'est bien la Russie historique qui était le noyau de cette composition superpuissante; sans elle, aucune URSS n'aurait jamais existé en tant que projet politique. Mais cela signifie que nous avons emprunté la voie de la réhabilitation historique de l'État dans le monde après la superpuissance. Nous devons reconstruire et développer un État européen dans un sens tout à fait différent de celui que nous proposent les idéologues de sa dégradation — dans notre propre sens, et surmonter sa crise prolongée qui coïncide avec les temps modernes.
Nous devons promouvoir l'effondrement de la superpuissance des États-Unis et leur retour au statut d'État assumant la responsabilité dans les limites de ses frontières (qui peuvent bien changer, comme les nôtres). Ceci dit, nous devons tenir compte du fait que le sujet de la superpuissance agonisante est mortellement dangereux et, par sa nature, ne peut être considéré comme partie à des accords quelconques — il croit qu'en principe, il est le seul à exister. Tant que les États-Unis resteront le porteur de superpuissance, ils poursuivront leur but: la destruction de la Russie, mais aussi de l'Europe et de la Chine, sans parler du monde arabe — sans égard à des restrictions quelconques. Nos exhortations adressées aux États-Unis n'ont aucun sens pour eux.
Nous devons ressusciter le droit international décrivant et interdisant la superpuissance, la reconnaissance des États en tant que forme principale de l'auto-organisation des communautés humaines qui assurent la meilleure et la plus efficace protection possible de chaque personne en particulier, de la reconnaissance de la nature historique des États précis sur le plan juridique au lieu de la domination légale de tous les "standards" et normes universelles en tant qu'instruments de la superpuissance. Un nouveau "concert" international doit être créé, pas européen, mais bien plus large.
Avons-nous des chances de réaliser tout cela, ou bien la superpuissance suppose que tout le monde lui obéit? La dernière option est le choix des peuples qui n'ont pas leur propre philosophie, leur histoire politique réelle (et pas inventée par les idéologues), de mentalité étatique (qui est caractéristique non seulement de l'élite, mais du peuple dans son ensemble). Ce n'est pas nous. Notre force réside dans nos différences, et pas dans la capacité de nous ajuster aux "standards" de la superpuissance. Nos différences ne sont pas la morphologie "des Russes", ni "le caractère" mythique, mais le mode historiquement établi de reproduction et de développement. Son essence est la capacité à résister à la crise, à survivre et à se transformer. Nous avons tous ces programmes variés d'autodétermination. Les États-Unis en ont beaucoup moins — il suffit de comparer ce que eux et nous avons vécu.
Nous avons résolu le problème du XXe siècle — nous sommes passés de l'autocratie à la monarchie constitutionnelle élective. C'est par cette construction étatique qu'a débuté pour nous le siècle passé. La Russie a changé constamment au fil de son histoire — de manière différente, plus fréquente et plus radicale que les États-Unis. Nous ne devons pas tomber dans l'erreur principale des sciences sociales: c'est-à-dire considérer les systèmes sociaux hors temps, hors évolution, comme s'ils existaient depuis toujours et seront toujours là. Nous devons réfléchir à la façon dont tout va changer.
Or, l'idéologie, quelle qu'elle soit — communiste, néolibérale ou pseudo-démocratique — nous éloigne toujours du moment réel. Pas toujours dans un futur lointain. Mais toujours au-delà de la réalité.
Les ressources soviétologiques des États-Unis sont épuisées. Les kremlinologues américains ne comprennent plus le Kremlin, et les soviétologues américains la population russe.
Nous ne sommes pas contre la démocratie en tant que forme de gouvernement, mais contre la pseudo-démocratie en tant que moyen de destruction de l'État.
Et ainsi de suite.
C'est notre nouveau monde. Il est dangereux, peu confortable, mais réel et prometteur. L'appeler "multipolaire" ne me semble pas juste.
Timofeï Sergueïtsev, philosophe, méthodologue, membre du Club Zinoviev de Rossiya Segodnya