Dans le texte précédent j'ai évoqué le thème de la dégénérescence de la civilisation euro-occidentale. J'ai commencé à introduire la notion de dégénérescence en prenant l'exemple de la nature. Mon intention était de montrer que le darwinisme était avant tout un enseignement idéologique décrivant de manière très déformée les mécanismes réels de l'évolution biologique. Il était affirmé que les relations de concurrence en son sein représentaient des cas dégénérés, et que la biosphère devait être perçue comme un système commun, comme un seul organisme plutôt qu'une multitude d'espèces et de spécimens se battant entre eux. Le comportement de tout spécimen travaille avant tout à la reproduction de la population, de l'espèce, de la biosphère. Tout écart de la tâche de reproduction d'un ensemble vital est l'essence de la dégénérescence. L'égoïsme ne fait pas partie du patrimoine biologique de l'homme. Dans cet article, je défendrai l'idée que le monde social se distingue foncièrement du monde de la nature par son organisation. Sa viabilité est construite sur des mécanismes différents. Il faut les connaître pour pouvoir observer le processus de dégénérescence des systèmes sociaux.
Pour comprendre la spécificité des associations humaines et leurs différences fondamentales avec les hordes animales, il faut savoir que l'homme n'est pas le produit d'un processus évolutif. Peu importe comment on s'imaginera cette évolution. Selon Darwin, avec son évolutivité hasardeuse et la sélection d'acquisitions adaptatives. Ou selon la future théorie "ontogénétique" censée décrire le processus évolutif comme le déroulement d'un entier systémique. Ou selon toute autre construction théorique.
Je pense que l'homme est apparu au cours d'un processus complètement différent, non évolutif. L'évolution n'a fait que préparer la matière-porteuse pour lui. Et elle s'est terminée sur lui, le "pré-homme". Nous pouvons considérer qu'il était la fin visée. C'est pourquoi aucune théorie de l'évolution, même qui aurait surmonté toutes les invraisemblances du darwinisme, ne pourra décrire l'apparition de l'homme.
De la horde à la communauté
Bien évidemment, l'homme ne descend pas du singe. En tant qu'espèce biologique (appelons le pré-homme), il est apparu bien avant que ses groupes aient commencé à utiliser des armes, avant la naissance d'une langue et l'apparition des formes de comportement collectif jusque-là inexistantes. L'évolution a produit la base biologique de l'homme (mais pas l'homme lui-même!) 400 000 ans ou 2 millions d'années (les données des chercheurs divergent) avant l'apparition de l'Homo sapiens tel que nous le connaissons aujourd'hui. Et pendant tout ce temps, cette espèce biologique vivait une vie animale. Le processus durant lequel l'homme est apparu consiste en la transformation d'une horde en communauté. La matière biologique, elle, est restée inchangée. Tout le secret de l'origine de l'homme réside dans cette transition. C'est visiblement à ce moment-là que s'est allumé le "flambeau de la raison", comme l'appellent les philosophes. J'ajouterais après Piaget: en communauté les gens commencent à prendre conscience de leur comportement.
Notons seulement que probablement, le fond de cette transition se trouve dans le développement des mécanismes de réflexion sur la base des capacités biologiques déjà existantes. La réflexion chez les êtres vivants n'est pas un miroir qui reflète tout. Elle est un élément systémique de comportement. L'animal reflète du monde extérieur uniquement ce qui est nécessaire pour sa conduite, pour son fonctionnement. La réflexion est sélective et concentrée.
La transition du pré-homme à l'homme survient peut-être quand le pré-homme commence à détourner son attention des détails importants du monde extérieur sur les éléments de son comportement et du comportement collectif. Par exemple, sur les signaux sonores qu'il émet ou les gestes faits dans une certaine situation et pour réagir aux actions de ses semblables provoquées par ces mêmes signaux. De la même manière pour ses semblables, ces signaux ou gestes commencent à servir de marqueur dans une situation très concrète demandant une action collective. Au moment où le pré-homme établit un lien entre les sons-gestes, qui étaient jusque-là des réflexes non prémédités à une situation, et le comportement collectif effectif, apparaît la possibilité de passer à une action de signalement préméditée. Les pré-hommes commencent intentionnellement à utiliser divers signaux pour désigner diverses situations ou pour initier diverses actions collectives. Ces signaux ne sont plus un réflexe, ils perdent leur causalité vis-à-vis des stimuli du monde extérieur. Ils acquièrent une essence sémiotique. Les individus utilisent les signes pour expliquer leur situation, pousser à des actions collectives, concentrer l'attention sur des détails significatifs d'une situation donnée.
Ainsi, grâce à la réflexion orientée sur le comportement en soi, le signal se transforme en signe, en ensemble de signes, en une langue, le pré-homme en homme, la horde en communauté. La prise de conscience du comportement est manifestement liée intrinsèquement à la naissance de la langue. Je pense que les deux affirmations sont justes: la prise de conscience du comportement passe par la langue; la langue naît dans le processus de prise de conscience du comportement.
Un homme sans essence
L'importance de la prise de conscience du comportement est sous-estimée. La prise de conscience de tout programme de comportement entraîne la disparition de son automatisme. Cela concerne même les sensations et les perceptions. La verbalisation des sensations change les sensations. La perception "pure" et la perception sur le plan linguistique sont complètement différentes. Les sensations et les perceptions organisées réflexivement (sémiotiquement) à leur tour deviennent à nouveau automatisées, mais complètement différentes. L'homme a cessé d'être un être naturel dans le sens le plus profond du terme. Il est devenu un être techno-naturel pour qui la "nature" occupe une position subordonnée, est souple et transformable. Aucun instinct, aucun mécanisme physiologique n'est plus une "loi" pour lui. Le contrôle de tout processus biologique peut être intercepté par sa conscience. L'homme peut délibérément changer sa nature. L'essence de tout animal est dans son programme complexe spécifique de comportement. Le corps de l'animal est simplement le reflet matériel de ce programme complexe. L'homme n'a plus de cette essence. Il doit trouver au cours de sa vie son essence, sa place, définir le fond et la forme de sa participation à la vie sociale. Marx parlait de l'aliénation de l'homme. Mais il ne comprenait pas sa nature existentielle initiale.
D'ailleurs, la médecine a manqué ce point. Elle soigne l'homme dans le meilleur des cas comme un animal — quand elle cherche à rétablir "l'autorégulation". Mais le plus souvent elle le traite comme un appareil hors service — quand elle cherche à le réparer de manière chirurgicale ou chimiquement (médicaments). La "médecine humaine" devrait logiquement s'occuper de l'organisation de la prise de conscience de tels ou tels processus impliquant l'homme, y compris corporels, mais pas seulement, et recouvrer sa santé par son biais.
Les tentatives de biologiser l'homme dans les contextes sociopolitiques sont d'autant plus inacceptables. Tous ceux qui évoquent la nécessité d'améliorer la nature de l'homme mentent, parce que l'homme n'a pas de nature. Cette thèse peut être employée uniquement pour justifier l'organisation de camps de concentration, l'injection de puces électroniques et la robotisation de l'homme.
La situation de l'homme
L'apparition de l'homme à partir du pré-homme signifie que son existence même devient un problème. Son problème. L'activité n'appartient pas à la nature. L'activité des hommes peut s'écarter, et ce de manière considérable, des tâches de reproduction. Plus encore, désormais la nature devient de facto un élément intégré à l'activité humaine, et sa reproduction est également dans la zone de responsabilité de l'humanité. C'est pourquoi on peut dire que dorénavant l'homme n'appartient plus à la nature mais à une unité de toute autre ampleur. Pour reprendre le terme de Vernadski, on pourrait l'appeler noosphère. La mesure dans laquelle les gens connaissent cet ensemble social et actif devient cruciale avec tout ce qu'il implique: la nature, les technologies, l'homme en soi, leur capacité à gérer tout cela en mettant en place des processus de fonctionnement normal, de reproduction et de développement. La compréhension prend la place des instincts: que faut-il faire pour préserver la viabilité de la noosphère?
Maintenant, les gens peuvent et doivent déterminer eux-mêmes le moyen de leur existence: les règles de coexistence, les motivations, les moyens d'agir à mettre en pratique. La ligne d'évolution sociale est au fond la pratique de tel ou tel moyen de vie collective et individuelle.
Chaque société est un modèle pour régler les problèmes de l'existence. Une telle décision se compose toujours de plusieurs couches: les motivations existentielles des individus, les règles et les coutumes de la vie, l'organisation de la gestion, les institutions, les lois, la superstructure administrative. Mais tout cela possède un élément de base: la compréhension de sa propre situation. Tout régime existentiel, même le plus traditionnel à première vue, et les motivations existentielles naturelles ont toujours une source: à un moment quelqu'un a, d'une certaine manière, compris la situation et a réussi à introduire dans la conscience d'autres gens de nouvelles dispositions.
On le voit dans les religions abrahamiques: l'homme est désormais co-créateur, lieutenant de Dieu sur Terre. Sa survie dépend complètement de sa capacité à maintenir cette position de connaissance et de responsabilité.
Sur la dégénérescence
Au fil de ses ouvrages, Alexandre Zinoviev a décrit en détail la "loi du calcul égoïste": "Selon cette loi, chaque membre normal et actif de la société s'approprie autant de bienfaits vitaux que sa position sociale lui permet, sachant qu'il le fait impunément, dans les limites acceptables pour la société, ou au moins avec un niveau d'impunité très élevé". Zinoviev avait indéniablement raison: le calcul égoïste déterminait beaucoup de choses dans le comportement et l'activité des gens dans les systèmes sociaux réels qu'il avait étudiés. Mais il avait tort de supposer le caractère naturel insurmontable de ces motivations complexes et surestimait leur force. Bien qu'il ait souligné qu'il rêvait d'un nouvel homme qui ne serait pas calculateur, spirituel et vivant. Il parlait également de l'importance du facteur de compréhension.
Tous ceux qui refusent de comprendre l'ensemble et de déterminer leur participation dans sa reproduction sont à considérer comme des dégénérés. Ceux qui renoncent en fait à la manière humaine d'exister, à la recherche de leur place (de leur essence unique). Les livres sacrés en parlent clairement également: chacun sera personnellement responsable de ses actes et inactions.
On peut également parler du phénomène de dégénérescence systémique. Elle a lieu avant tout quand l'administration du système social commence à être réalisée dans l'intérêt d'un organisme particulier, d'une couche sociale et d'un groupe concret d'individus, et non dans l'intérêt de sa reproduction. Ce qui entraîne la baisse de la viabilité générale du système. Et le plus terrible se produit quand les gens perdent en masse la connexion avec l'ensemble et se transforment en égoïstes finis. Notamment quand tout le monde veut la liberté et est persuadé que le monde entier existe pour leur réalisation et l'accomplissement de leurs rêves. Mais ce sera le thème de notre prochaine discussion.
A suivre.
Iskander Valitov est méthodologue, membre du Club Zinoviev de Rossiya Segodnya.