En septembre 2012, j'avais esquissé l'idée que Chypre puisse devenir à terme une sorte de tête de pont russe en Méditerranée, peut-être même avec l'installation d'une base militaire russe au sein de l'Union européenne, analyse d`Alexandre Latsa.
Les liens entre Chypre et la Russie sont apparus principalement aux yeux du grand public lors de la crise de 2013, au moment où l'économie chypriote est devenue une victime collatérale de la crise grecque. A ce moment-là, le Mainstream médiatique a propagé un tas de mythes et de simplifications selon lesquels l'économie de Chypre, Etat membre de l'Union européenne, était presque exclusivement une grande lessiveuse pour l'argent sale des mafias russes.
Chypre et Russie: des liens anciens
Pourtant, les liens entre le monde russe et Chypre, anciens et même historiques, existaient bien avant l'apparition des mafias russes.
Dès la Révolution soviétique, des citoyens russes ont émigré à Chypre pour y travailler dans les mines d'amiante ou de pyrite notamment.
Dans les années 90, Chypre connaîtra une autre immigration russe, celle des capitaux off-shore, des nouveaux riches et de leurs familles, une génération qui sans aucun doute n'améliora en rien l'image de la Russie sur l'île, mais contribua à fournir une nouvelle dimension aux relations entre la nouvelle Russie et Chypre: la dimension financière.
Pendant les années Poutine, l'île est devenue l'une des destinations privilégiées des touristes russes mais aussi d'une classe moyenne supérieure vivant à cheval entre les deux pays, souhaitant bénéficier d'un contexte d'affaires attirant, du climat et d'un environnement culturel orthodoxe plutôt familier. Avec désormais plus de 50.000 russophones résidents dans le sud de l'île sur 760.000 habitants et près de 640.000 touristes en provenance de Russie en 2014 (contre 146.000 en 2007) le poids économique des Russes à Chypre n'a cessé d'augmenter.
La crise de 2013 n'a pas altéré les relations russo-chypriotes
18 mois plus tard, soit début 2015, le silence des médias français sur Chypre est plus qu'étonnant. On dirait que les fantasmes médiatiques du type « Chypre doit choisir entre l'Europe et la Russie » ou « Les Russes quittent Chypre » ne sont plus que de lointains souvenirs.
Tout d'abord, la crise des banques et les mesures de perfusion de la Troïka se sont finalement parfaitement articulées avec le plan de désoffshorisation voulu par les autorités russes et qui concernait notamment Chypre, mais pas exclusivement et pas en priorité.
Ensuite, et du fait des mesures de dilution des actionnaires (effet pervers mais logique de la redistribution des avoirs prélevés aux titulaires des comptes en actions), les déposants russes sont devenus majoritaires dans le capital de la Banque de Chypre qui pèse maintenant environ 50% du secteur bancaire de l'île. Un nouveau conseil d'administration a été élu, avec des citoyens russes au conseil d'administration.
La seconde banque de l'île (la Banque Hellénique) a été en partie recapitalisée via une société russe qui détient maintenant 30% des actions de la banque et qui a installé de gigantesques bureaux à Nicosie.
Sur le plan des relations financières d'Etat à Etat, la Russie a mis un coup de pouce au redressement de l'économie de Chypre, en diminuant le taux d'intérêt d'un prêt qui avait été accordé à Chypre par la Russie en 2011.
Sans trop de surprises, le soutien financier russe privé et les mesures prises par la nouvelle élite politique chypriote (issue des élections de février 2013) sous le parrainage de la Troïka ont permis à l'île d‘envisager une rapide sortie de crise, de potentiellement renouer avec la croissance dès 2015 et d'obtenir les félicitations du président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi.
Chypre: un allié plus affirmé qu'il n'y paraît pour la Russie
A la fin du mois de février 2015, le président chypriote Nikos Anastasiadès est venu à Moscou rencontrer le président Vladimir Poutine ainsi que des membres du gouvernement russe. Les deux pays ont ainsi signé un certain nombre d'accords traduisant un renforcement de leur coopération, notamment économique, mais aussi et surtout militaire. Sur ce dernier point, les deux pays ont mis à jour et amélioré un accord de coopération en matière de défense qui permet à la flotte russe d'utiliser les ports de Limassol et Larnaca, mais également aux avions russes d'utiliser la base militaire aérienne Andreas Papandreou à Paphos pour des raisons humanitaires comme c'est du reste déjà le cas pour les avions français et allemands.
En visite à Washington la semaine suivante, le ministre des Affaires étrangères de Chypre a clairement accusé les États-Unis et la Grande-Bretagne d'ignorer les intérêts de Chypre, soulignant que la république a « ses propres problèmes et ses exigences » vis-à-vis de l'Europe et des États-Unis. Il a également rappelé que Nicosie a trouvé « plus de compréhension » de la part de la Russie, de la France et de la Chine que des Etats-Unis et de l'Union européenne dans sa confrontation sans fin avec la Turquie.
Un accord fondamental?
Tout d'abord, Chypre affirme sa diplomatie pluri-orientée avec le renouvellement de l'accord militaire russo-chypriote. Tactiquement, il y a dans cette démarche un moyen potentiel de se protéger de la Turquie, tout en confirmant à Bruxelles la relative souveraineté diplomatique de Chypre, sur fond de bonne application des mesures de la Troïka.
Vladimir Poutine remporte ainsi une nouvelle victoire diplomatique qui lui permet de réaliser un objectif russe à long terme, en consolidant la présence russe en Méditerranée. Au final, il assure à la Russie des bases supplémentaires, ce qui améliore la capacité de projection de la marine russe. La réunification avec la Crimée, le maintien d'Assad au pouvoir (donc la conservation de la base de Tartous) et maintenant l'accord avec Chypre sont autant d'évènements qui vont dans ce sens.
Selon Igor Delanoë, chercheur associé au Harvard Ukrainian Research Institute: « Située entre les détroits turcs et le canal de Suez, Chypre peut servir d'avant-poste à la Russie pour intervenir dans cette zone hautement stratégique et instable qu'est le Moyen-Orient. Elle représente parallèlement une étape de choix vers les océans Atlantique et Indien, autrement dit vers l'«océan mondial» que vise également Moscou ».
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