Nous ne sommes pas tous obligés d’être Charlie

Nous ne sommes pas tous obligés d’être Charlie
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Le massacre commis lors de l’attaque au siège de Charlie Hebdo a frappé les esprits, remué les émotions, remis à la surface des peurs presque ancestrales. Une fois que le premier choc a passé, et après la vague émotionnelle du « Je suis Charli », on commence à réfléchir d’une manière plus posée. Nous avons interrogé l’économiste Jacques Sapir sur les origines de ce drame et sur ses possibles conséquences.

La Voix de la Russie. Est-ce qu’on aurait pu éviter ces évènements tragiques ? Faut-il qu’on vive maintenant avec cette peur d’une autre attaque qui peut surgir à tout moment ?

Jacques Sapir. En réalité, il aurait été rendu plus difficile, mais il est malheureusement, très compliqué d’éviter ce genre de choses. La Russie le sait très bien (il y a eu d’autres pays qui ont connu les attentats) qu’il faut renforcer la surveillance, il faut renforcer l’analyse de toutes les choses qui permettent de penser que certaines personnes pourraient commettre les attentats. Mais il faut savoir qu’il aura toujours, malheureusement, des gens qui passeront à travers les mailles de cette surveillance. Oui, il y a bien un problème qui va durer un certain temps.

Qu’est-ce que c’est, la raison de ce drame ? On y voit des motifs très divers, même si cette personne, Monsieur Coulibaly, qui a commis un acte contre le magasin kasher de la Porte de Vincennes, dit qu’il l’a fait pour soutenir les frères Kouachi, il ne semble pas vraiment que ça a été bien coordonné. On y voit très clairement la dimension antisémite.

Sur le fond, désormais, il y a un problème massif de liberté d’expression. Les gens ont tendance à confondre – et c’est vrai dans toutes les catégories de population – la question de faire des caricatures sur une religion. On peut trouver que ce n’est pas de très bon gout, d’accord. Certaines, on peut ne pas les trouver drôles, d’accord. D’une certaine manière, tout le monde a droit d’en parler : ce qui est sacré pour l’un, ne l’est pas nécessairement pour l’autre.

Puis, il y a le problème des personnes. Il y a le problème de l’appel à la haine contre des personnes, de l’appel à la destruction des personnes. Je pense que fondamentalement, il y a une confusion dans beaucoup d’esprits en France entre ces deux choses. Il faut reconnaître à tous les journaux la possibilité de dire les choses qui vous dérangent personnellement. Mois, d’ailleurs, je suis choqué par une certaine forme de propagande antirusse qui est diffusée dans un certain nombre de journaux, ce n’est pas pour cela que j’irai prendre un revolver. Il faut que l’on comprenne la nécessité d’une tolérance aux idées des autres.

LVdlR. J’ai une inquiétude par rapport à ça, on a l’impression d’assister à un grand retour de manivelle. Nathalie Saint-Cricq a annoncé sur France 2 qu’il ne « faut pas faire preuve d'angélisme. C'est justement ceux qui ne sont pas « Charlie » qu'il faut repérer, ceux qui, dans certains établissements scolaires ont refusé la minute de silence, ceux qui « balancent » sur les réseaux sociaux et ceux qui ne voient pas en quoi ce combat est le leur. Eh bien ce sont eux que nous devons repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale. » On a droit de dessiner les caricatures, mais on n’a pas droit d’avoir son propre opinion et ne pas se soumettre à la vague de pensée unique… C’est un étonnant revirement de situation de la part d’un journaliste.

Jacques Sapir. Je suis d’accord avec vous. Je pense que les propos de Nathalie Saint-Cricq sont inacceptables. On a tout à fait le droit de dire « Je ne suis pas Charlie » Cela reflète, au minimum, une absence de sensibilité par rapport au drame. Mais cela n’est pas une raison pour commencer à surveiller tous et tout.

Il y a aujourd’hui l’intolérance réciproque dans ce que disent les gens qui m’inquiète beaucoup. Il y a l’intolérance qui vient de certains milieux religieux, que ça soit les milieux musulmans, catholiqueы ou juif. Mais, il y a, l’inverse, le même type d’intolérance exprimé par certains journalistes comme Madame Saint-Cricq. Je pense que c’est extrêmement néfaste et il faut le combattre de toutes nos forces.

LVdlR. L’article de Jacques Sapir dans le blog www.lescrises.fr commence par les propos: « L’échec de l’intégration est d’abord le refus de la Nation. Ce que révèle les dérives sectaires, certes très minoritaires, mais qui existent néanmoins dans une partie de la jeunesse française, c’est le sentiment d’anomie quant à l’identité. » Cela recoupe les propos de l’économiste Bernard Maris, ami de Jacques Sapir et une des victimes de l’attaque contre « Charli Hebdo » qui s’interrogeait lors du plateau France 24 sur la quasi impossibilité de « redonner aux jeunes l’envie de l’Europe, de trouver un grand projet »

Jacques Sapir. C’est extrêmement important. On sait qu’il y a de 10 à 15% de jeunes Français, issus de l’immigration, venus en France, sont éduqués à l’école française. Or, ils entendent constamment un appel de la part du gouvernement, de l’école : « il faut vous intégrer! » D’accord! Mais s’intégrer à quoi ?

Il y a des gens de l’immigration qui se sont intégrés à la société française. Un des deux policiers qui s’est fait tuer le 7 janvier, est un exemple de ces gens de l’immigration. Ahmed Merabet a été tué de sang-froid par ces terroristes, c’était quelqu’un qui avait choisi de s’intégrer à la nation française. Beaucoup de jeunes des banlieues se posent la question : on s’intègre à quoi ?

Le problème fondamentalement est que le gouvernement, que ça soit l’UMP ou le PS, n’osent plus dire « nous sommes Français » On a raison d’être fier d’être Français, ce qui ne veut pas dire – détester les autres. Il faut donner envie aux jeunes de s’intégrer a la France.

Je peux d’autant plus en parler que je suis moi-même à moitié le fils d’immigrés. Ma mère était Française depuis longtemps, mais mon père l’est devenu par naturalisation. Tous les souvenirs que j’ai qu’on se disait Français et on cherchait à s’intégrer.

La situation actuelle qui est liée à ceux que l’inachèvement (inachèvement radical, parce que ce projet ne peut pas être achevé) de l’Union Européenne crée ce sentiment d’anomie. L’anomie qui n’est pas l’anarchie, mais le sentiment quand on n’a plus de repères, quand tout devient flou, on ne sait pas à quoi se raccrocher. L’anomie, en sciences sociales est aussi liée à la violence et à la notion du suicide. Il faut croire qu’actuellement, en France, il y a la situation d’anomie qui est probablement une des causes importantes ou majeures du développement du terrorisme et de l’extrémisme.

Commentaire LVdlR. Malheureusement, l’Union Européenne mène une politique qui crée des conditions absolument invivables pour une partie de la jeunesse. Presque la moitié de la jeunesse avant 35 ans dans les pays tels que l’Italie, le Portugal ou la Grèce n’a pas de travail. Ils n’ont pas de moyens pour vivre, encore moins des moyens pour rêver ou bâtir un avenir. L’anomie se manifeste non seulement dans le domaine social, mais également dans l’économie. Bernard Maris, grand bâtisseur du projet européen, pendant les dernières années devenait, d’après les dires de Jacques Sapir, « de plus en plus déçu, de plus en plus méfiant, de plus en plus conscient du fait que si le projet européen n’aboutissait rapidement à un développement satisfaisant dans l’ensemble de l’Europe, cela provoquerait la mort de l’Europe »

On revient toujours vers le même problème : on manque de grands projets, aussi bien en France qu’en Europe. Ce qui est appelle aujourd’hui, dans notre langue des hommes « un grand projet », s’appelait auparavant « un idéal » Comment redonner au gens le goût de l’idéal ? Quel idéal trouver ? Il s’agit non seulement des jeunes des banlieues dont a parlé Jacques Sapir, mais des adultes, même des Français «de souche», bien installés dans leur position, et même parfois très fiers d’être Français. « Etre Charlie » n’est pas un idéal en soi. Acheter ce journal, dans l’élan de la solidarité respectable n’est pas un idéal en soi. C’est bien peu pour souder la Nation. On voit d’ailleurs que les opinions disparates sont encore plus accentuées lors de cette mise à l’épreuve par un acte terroriste.

Le diable est dans le détail. Les hommes ont payé par leur vie leur désir de la liberté d’expression. Point. Et c’est une vérité logique, nue et irréfutable. Et puis, on commence à se perdre dans le détail. Oui, mais leur caricatures blessaient plus d’un. On répond à cela : oui, mais la tradition du dessin satirique fait partie de la tradition française. Et puis : encore et encore, d’autres « oui, mais » En fin de compte, la simplicité de l’appréciation se noie dans une nuée de détails des divergences culturelles.

Au lieu de faire front face à un crime, on se perd dans les détails.

Au lieu de soigner la blessure, on discute de sa nature la laissant pourrir.

Mais le terrorisme n’attend pas, entre-temps il aiguise les armes…

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