Alexandre Pouchkine nous parle. Comment comprendre sa langue ?

Alexandre Pouchkine nous parle. Comment comprendre sa langue ?
S'abonner

«Un jour vert au creux de l’anse,

Sa chaîne d’or fixée au tronc,

Un chat savant, dans le silence

Nuit et jour déambule en rond.

A droite il chante une rengaine,

à gauche il ronronne en secret…»

Il n’y a pas un Russe qui n’a pas entendu ces versets dans son enfance… Le début d’un poème « Rousslan et Ludmilla » d’Alexandre Pouchkine fait presque partie des premiers mots qu’on entend, bien avant d’apprendre à lire… et parfois même à parler… On entend ces paroles, on perçoit cette image, sans analyse aucune encore… On voit s’établir autour de soi ce monde, peuplé de chat savant qui parle, d’une sirène assise sur les branches d’un chêne, d’étranges bêtes qui «piétinent sur de mystérieux chemins », d’un loup qui est le seul serviteur
d'une princesse dans sa geôle … Ce monde vient à nous, mystérieux d’abord, de plus en plus clair, limpide…. quotidien presque - ensuite…

Les paroles de Pouchkine viennent à nous… Personne ne se pose la question sur les débuts de cette approche, tellement la pénétration dans le monde du poète est évidente et simple pour chacun. D’autant plus étonnante se révèle l’impossibilité quasi-totale d’expliquer la grandeur de ce poète à un étranger. Pourtant, ce n’est pas les tentatives de le traduire qui manquent.

Nous avons rencontré un écrivain et poète André Markowicz pour comprendre – quelles sont les raisons de cette méconnaissance de l’œuvre d’Alexandre Pouchkine en France.

 

La Voix de la Russie. Pourquoi Pouchkine est inconnu en France? On sait qu’en Russie Pouchkine – c’est un monde, c’est un pays, c’est un Univers… mais pour les Français, mis à part tous les aspects culturels proprement dits, y a-t-il d’autres difficultés dans la traduction, dans la compréhension? Comment cela se passe?

André Markowicz. La première difficulté et la première impossibilité est justement les aspects culturels. C’est fondamental. On ne peut pas faire abstraction de ça. En Russie Pouchkine n’est pas un poète. Ou, plutôt, c’est le seul poète. C’est le seul poète pour toute une série des raisons historiques, et ces raisons sont incompréhensibles en dehors de Russie. Je ne parle pas de Pouchkine lui-même, je parle des raisons historiques.

Ces raisons historiques essentiellement son liés au fait que dans une vie absolument inhumaine, ou je dirai non-humaine, les formes de la poésie de Pouchkine, les thermes de la poésie de Pouchkine, la langue de la poésie de Pouchkine sont resté la seule chose humaine et permanente de la culture russe. Ce n’est pas «incompréhensible» pour les Français, c’est «insensible» au sens où ils ne peuvent pas le sentir. Parce que le ressenti historique est juste pas le même.

Le deuxième aspect est que Pouchkine présente des difficultés particulières au sens que c’est un poète à la fois romantique et classique. Donc, les modèles de Pouchkine sont, pour beaucoup, français. Mais pas des grands poètes français, plutôt des poètes du XVIIIème. Ce qui est pour nous rédhibitoire.

D’autre part, la simplicité du vers de Pouchkine, c’est-à-dire: son refus des métaphores, son refus du clinquant sont absolument inouïs en français. Parce que la poésie française est toujours influencée par Victor Hugo.

Toutes ces questions en même temps font que c’est très compliqué, pour ne pas dire impossible. Ce n’est pas pour cela qu’il ne faut pas le faire, ou essayer de le faire.

Il y a une autre raison que je peux ajouter: c’est juste très dur à traduire.

LVdlR. Par exemple, si on prenait un vers «Надеждой сладостной младенчески дыша…» - c'est une musique, c'est une métaphore en soi, fait avec des mots très simples qui viennent de notre enfance, qu’on utilise tous les jours. C’est la force de Pouchkine pour un Russe, cela peut être compris par n’importe quelle personne, du n’importe quelle niveau culturel. En même temps, cet aspect épuré qui fait son charme en russe est inimaginable pour le traduire en français… Comment tu t’y prends?

André Markowicz. Je ne sais même pas comment je m’y prends. Je peux essayer de te le dire et voir:

Tel l'enfant animé d'un espoir enchanteur,

Si je croyais que l'âme, après mille douleurs,

Emportait, échappant à la chair qui empeste,

La mémoire et l'amour vers l'abîme céleste,

J'aurais depuis longtemps quitté ce monde ci,

J'aurais brisé la vie, idole sans merci,

Volant vers un pays de liberté, de fête,

Vers un pays sans mort, sans forme toute faite,

Où la pure pensée luit dans l'azur bleuté...

Mais je m'abuse en vain de ce rêve exalté,

Ma raison me poursuit, méprise toute ivresse :

A la mort, le néant est la seule promesse.

Quoi, rien ? ni la pensée, ni le premier amour ?

J'ai peur ! Et je retourne, avide, vers le jour,

Et je veux vivre, et vivre, et qu'une image chère

Se cache, vibre et brûle en mon âme éphémère.

Tu vois, cela ne tient que sur la sonorité du français. C’est pour ça qu’à chaque fois que j’essaye de traduire un poème de Pouchkine, j’entame un processus oral. Pas obligatoirement au sens ou Flaubert l’utilise. Tout simplement, j’essaye d’entendre les sonorités. C’est presque un chant.

Par exemple, ici, « Tel l’enfant animé d’un espoir enchanteur… » Le mot « enchanteur » était important, parce qu’il y avait le « ch » de « échappant à la chair » Puis, le « p » de « espoir », je ne sais pas comment mieux expliquer, se retrouve dans « emporté échappant de la chair qui empeste »… et ainsi de suite…

LVdlR. C’est toute une soirée de discussions et de gout aux vers.

André Markowicz. Du coup, chaque traduction pour moi est une recréation totale. Au sens où je réinvente tout, où la traduction obligatoirement est une réappropriation. Naturellement, il y a des jeux de sonorités dans le texte russe.

«Надеждой сладостной младенчески дыша,

Когда бы верил я, что некогда душа,

От тленья убежав, уносит мысли вечны,

И память, и любовь в пучины бесконечны, — »

Quand on écoute ce poème en russe et qu’on essaye d’écouter des sonorités, on est sidéré par le fait qu’il y a deux mots qui font écho, qui se répondent: « младость», et, en même temps «жалость» Les deux ne sont pas dans le poème, mais le mot «жалость» est essentiel pour le texte. Ça, je ne peux pas le traduire. J'essaye de recréer une espèce de « mot-mannequin » sur d'autres bases. Je ne sais pas comment encore expliquer ça.

LVdlR. Il a eu beaucoup d'écrivains qui se sont cassé les dents avec Pouchkine. Tourgueniev – il n'était pas poète, il a écrit surtout la prose – traduisait les vers de Pouchkine en prose. Il y a ce piège – les vers de Pouchkine sont rimés? Cela représente un obstacle supplémentaire…

André Markowicz. Dans la tradition française, depuis la fin du XVIème siècle, depuis l'arrivée d'alexandrin, il est de tradition de réserver le vers rimé, le vers classique à la poésie directement écrite en français. Il n'existe pas de tradition de recréation. C'est un des problèmes majeurs de la littérature française. Ce n'est pas un problème, c'est la réalité historique.

Il faut toujours se souvenir que quand Baudelaire et Mallarmé traduisent «Le Corbeau» d'Edgar Poe, ils le traduisent en prose. Si eux le traduisent en prose, alors que le poème en lui-même n'est construit que sur les sonorités, c'est pour une raison très valable: ils seraient capables de jouer sur les sonorités beaucoup mieux qu'Edgar Poe, un poète assez mineur, par ailleurs. Ils ne le font pas délibérément, parce que la poésie française est un mur. Aucune forme étrangère ne peut entrer dans la poésie classique française. C'est une donne.

Evidemment, moi, avec mon statut binational, bilingue… Plutôt avec mon statut de double exil, à la fois en Russie et en France, je ne peux pas me situer dans la perspective de Baudelaire et de Mallarmé. Ce que j'entends en russe, je le traduis naturellement en français. D'où une position très compliquée aussi.

LVdlR. Il y a une œuvre de Pouchkine que tout le monde croit connaitre, mais qui personne ne connait pas jusqu’au bout – c’est le fameux « Eugène Onéguine » Le livret de l’opéra du même nom trace les grandes lignes et des personnages, les critiques expliquent que l’héroïne principale Tatiana est l’incarnation même d’une femme russe et le héros principal - Eugène Onéguine - incarne en grands traits l’auteur. Mais le mystère du roman est ailleurs… et très difficile à percevoir même pour un lecteur russe… encore plus – pour un étranger.

«Eugène Onéguine», le roman en vers, c'est comme cela que le présentait Pouchkine, est pour la première fois traduit dans la poésie rimée par toi…

André Markowicz. Pas pour la première fois. Il a eu d'autres traductions. Mais c'est réellement le travail de toute une vie. Sérieusement! J'ai mis 28 ans à le faire. Là, je peux partager quelque chose avec les auditeurs en Russie.

Je travaille souvent au théâtre sur «Eugène Onéguine», les acteurs, surtout les jeunes acteurs, sont absolument conquis, sidérés par la grandeur de cette poésie. Autant, quand ils commencent à le lire, ils ne comprennent rien du tout: «De quoi ça parle? Ça parle de rien?» Mais oui, ça parle de rien. Petit à petit, ils commencent à comprendre que le fait que ça parle de rien – c'est essentiel. Parce que cela parle juste de la vie, sans aucune idéologie. Juste – la beauté de la langue et la tristesse de l'existence. Et, d'une façon très prosaïque, je le vois aussi dans les relevés des ventes d'Actes Sud, ou j'ai publié mes traductions d'«Onéguine»: beaucoup de gens achètent. C'est un des livres que j'ai traduit, qui se vend le plus, avec les grands romans de Dostoïevski.

Là, il y a quelque chose qui se passe… Je ne vais pas dire qu'« Onéguine» rentre dans la vie littéraire française, mais il y a des gens qui lisent. Naturellement, ils le lisent comme une œuvre littéraire. Alors, que les Russes ne lisent pas comme une œuvre littéraire, ils le lisent comme leur vie-même. Rares sont les Russes qui ont lu «Onéguine» du début à la fin. Parce que, qui a lu «Onéguine» pour eux? Leurs grands-mères! Tous les Russes dans l'enfance, au mois – jusqu'à maintenant – ont entendu «Onéguine» dans le ventre de leurs mères. Et ça fait partie de la vie quotidienne. Il suffit de dire «ta tá ta, tá-ta, tá-ta tá-ta» pour qu'un Russe comprenne que c'est le début d' «Onéguine». En français c'est juste des onomatopées, cela ne signifie rien. Le travail de la traduction – est là. Il est – de montrer le hiatus, de ne pas faire «comme si» il n'y avait pas de hiatus. Et, en même temps, essayer d'être libre avec ça. On fait ce qu'on peut…

LVdlR. Pour les Français, il faudrait s'attaquer au grand volume d'«Eugène Onéguine» comme Nabokov a fait pour les Américains… Et encore, cela ne sert à rien!

André Markowicz. Cela ne servirait à rien. Au contraire! Le volume de Nabokov est passionnant, parce que ce que Nabokov montre – ce qu'il ne peut pas dire – qu'il ne peut pas expliquer à quel point c'est bien. Il traduit en vers libres, sans respecter la forme, alors qu'il écrit en anglais et respecte cette forme, exprès – pour montrer l'abime. Le livre de Nabokov est grandiose aussi pour ça. C'est mille pages pour montrer que c'est impossible.

LVdlR. Pouchkine était très fripon. Il parlait un très bon français, mais ne l'utilisait que quand il ne voulait pas montrer ses sentiments. Si on prenait deux portraits de Pouchkine – l'un, «Mon Portrait», écrit en français, et l'autoportrait «Le Monument»…

André Markowicz. Il ne faut pas comparer ça, ça n'a rien à voir. Quand il écrit «Mon Portrait» c'est un enfant. Le français de Pouchkine est double. D'abord, c'est une langue sociale. C'est une langue qu'il parle dans la vie quotidienne dans le monde de la noblesse. Par exemple, il serait malséant qu'il parlait russe à une femme qui n'est pas la sienne.

Le chercheur Youri Lotman a fait une remarque fondamentale sur l’emploi du russe et du français chez Pouchkine dans les lettres à sa femme. Il montre que tant qu'il est fiancé, naturellement, il lui écrit en français. A partir du moment qu'il s'est marié, il lui écrit en russe populaire, plein d'expressions paysannes. Que, il est absolument évident, sa femme ne comprenait pas. Mais l'idée est très simple: le russe c'est la langue du foyer, le foyer est russe et inviolable. Le français – c'est la langue sociale…

Deuxième aspect des choses est que le français – c'est la langue de l'Europe, la langue de la culture. La littérature lui vient aussi d'abord en français. Après, il lit en anglais, en allemand, en italien, etc. etc. etc. Mais d'abord, que ça soit Byron ou Goethe, il lit en français.

Troisièmement, c'est la langue du cadre intellectuel et esthétique de pensée. Tout ça est fait pour être brisé par l'explosion du russe. Par l'invention du russe. Pour montrer que le russe est capable de refléter toutes les langues de l'Europe, toutes les formes de l'Europe. Et Pouchkine écrit dans toutes les formes qui existent à son époque, dans toutes les littératures qu'il connait. Tout cela peut se faire en langue russe. Les poèmes de Pouchkine sont inexistants, ce sont des faits sociaux, mais pas du tout des faits littéraires.

LVdlR. Justement, à cause de cette «inexistence» que les scientifiques, les critiques français s'accrochaient a des œuvres écrites en français… jusqu'au moment où André Markowicz est venu avec ses traductions.

Tu as sorti également un livre qui s'appelle «Le Soleil d'Alexandre» dans les éditions «Actes Sus» qui parle non seulement de Pouchkine, mais de toute cette pléiade, de la génération de Pouchkine.

Fil d’actu
0
Pour participer aux discussions, identifiez-vous ou créez-vous un compte
loader
Chat
Заголовок открываемого материала