Le Séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers du développement économique de la Russie qui s’est tenu à Paris du 24 au 26 juin dans les locaux de l’EHESS, a montré le rôle crucial que joueraient dans ce pays les investissements comme moteur de la croissance. Leur développement est appelé à se faire dans le cadre d’une politique économique largement réorientée. La nécessité de cette réorientation est manifeste, non pas seulement parce que la croissance est aujourd’hui faible, mais aussi parce que le pays devra se développer dans une situation internationale troublée, tant d’un point de vue économique – et il est évident que la récession dans laquelle la zone Euro est plongée a des effets négatifs sur l’économie russe – que d’une point de vue politique.
La Russie est donc aujourd’hui confrontée à un véritable choix de politique économique. La nécessité d’un tel changement est soutenue par de nombreux économistes russes, de Sergueï Glazyev à Victor Ivanter, qui participait d’ailleurs au séminaire Franco-Russe. Il est courant de critiquer la politique précédente pour justifier la nécessité d’un changement d’orientation. Cependant, même s’il est clair que certaines des orientations économiques des dix dernières années n’ont pas été nécessairement les bonnes, la nécessité du changement ne vient pas des erreurs passées mais du fait que la précédente politique a épuisé la plupart de ses effets.
La politique économique qui a été mise en place en Russie à partir de 2004/2005 était elle-même une évolution de celle qui s’était imposée à partir de septembre 1998, à la suite de la grave crise financière que le pays avait connue. Dans un premier temps la priorité avait été donnée à la récupération de l’activité économique détruite dans les années 1994-1998 ainsi qu’au désendettement de l’État.
Ceci avait permis à la Russie de se relever extrêmement vite et de rembourser une partie de ses dettes par anticipations. Les discussions qui commencent à la fin de 2004 et qui se traduisent par des changements en 2005 ne remettent pas en cause les grandes orientations que l’on a après 1998, mais vont donner une plus grande priorité à la hausse des revenus des ménages et vont donner une certaine impulsion aux investissements publics. De fait, et avec l’aide de la forte hausse des matières premières que l’on connaît à cette époque, le pays va réussir à sortir une large partie de la population de la misère.
C’est dans les années 2004-2008 que se produit en Russie le « boom » de la consommation qui marque l’émergence d’une classe moyenne. Mais, c’est aussi durant cette période que l’on voit se produire une forte hausse de la productivité du travail. En fait, l’économie de la Russie s’est beaucoup transformée durant ces années et l’image d’une « stagnation » qui fut véhiculée par les déclarations du Président Dmitry Medvedev n’aurait pas pu être plus trompeuse. En fait, loin de « stagner » comme ce fut la cas à la fin des années 1970 et dans les années 1980, l’économie a connu une progression de la productivité du travail très importante. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis de résister aux effets de la réévaluation du taux de change réel. On constate en effet que, dans ces années, l’écart entre le taux de change et la parité de Pouvoir d’Achat (PPA) passe de 2,5 à 1,5. Ceci aurait d’ailleurs dû se traduire par une chute de la croissance comme l’a fait remarquer Anton Moiseev de l’institut de prévision de l’économie (INP-RAN) lors du séminaire Franco-Russe. Mais, en réalité, rapporté aux gains de productivité, cet écart n’a que peu bougé et reste, aujourd’hui encore légèrement supérieur à 2.
Dans le même temps cependant la Russie maintenait une politique financière extrêmement restrictive et délaissait les investissements en infrastructure. La combinaison de ces deux faits a été masquée par la forte croissance des années 2006-2008, mais elle a été révélée par la crise de 2008-2009. Même si la Russie a mieux traversé la crise que beaucoup de ses voisins, le contexte économique international très perturbé a commencé à peser sur la croissance et le rythme de cette dernière s’est fortement ralenti depuis l’été 2012. Plus inquiétant encore est la chute de l’investissement. Ceci est particulièrement important car le pays commence à rencontrer des problèmes graves liés au manque d’entretien des infrastructures. La question du risque technologique induit par la faiblesse des investissements dans ce domaine avait été soulignée par Alexandre Nekipelov, qui fut le vice-Président de l’Académie des Sciences durant de nombreuses années, à de nombreuses reprises.
La nécessité d’une véritable stratégie de l’investissement, afin que se mette en place une croissance tirée par l’investissement, est donc aujourd’hui une impérieuse nécessité. Les annonces qui ont été faites au Forum Économique de Saint-Pétersbourg qui s’est tenu juste avant le Séminaire Franco-Russe indiquent qu’une prise de conscience a eu lieu sur ce point. Lors de ce Forum il a été décidé d’engager des fonds importants (à hauteur de 13 milliards d’Euros) dans 3 projets qui ne sont que le début de cette politique :
1. Restructuration du Transsibérien.
2. La construction d’une ligne TGV Moscou-Kazan .
3. Construction d’une 3ème périphérique autour de Mosco
Ces programmes viennent s’inscrire dans la continuité avec des projets déjà en cours. Ils devraient se continuer dans des projets concernant les investissements en Sibérie orientale ainsi qu’en Extrême-Orient, point sur lequel a insisté M. Dmitry Kuvalin (INP-RAN) lors du séminaire Franco-Russe.
Le départ de M. Koudrine du ministère des Finances, le remplacement de M. Ignatiev par Mme Nabiulina à la tête de la Banque Centrale sont des signes qu’un tournant se prépare. Mais, le développement d’une stratégie globale de l’investissement implique nécessairement de se poser la question du contenu en innovations de cet investissement. De ce point de vue, s’il est évident que le secteur des industries militaires a un important rôle à jouer, il faut comprendre que l’innovation implique aussi des processus d’hybridation entre diverses activités que ne favorise pas l’atmosphère de secret qui règne dans le secteur militaire. L’économie russe devra apprendre à marcher sur ses deux jambes, avec une forte contribution du secteur militaire mais aussi avec le développement de nouvelles entreprises innovantes issues des grandes universités et des centres de recherche.
L’opinion exprimee dans cet article ne coïncide pas forcement avec la position de la redaction, l'auteur étant extérieur à RIA Novosti.
*Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).
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