Je ne sais si vous vous souvenez de ce personnage dans la pièce de Beaumarchais, le Barbier de Séville, don Basile. Il est devenu célèbre car il incarne la Rumeur et la Calomnie. Il est l’incarnation de la bassesse. Dans l’opéra tiré de cette pièce qu’écrivit Rossini (1) l’air de la calomnie, chanté par Basile (2) , est l’un des morceaux de bravoure.
Pourquoi cette tribune commence-t-elle par une référence à l’art lyrique ? Parce que Basile est aussi devenu un symbole, un nom commun, pour désigner, en France et ailleurs, ceux qui propagent les rumeurs et les calomnies. On se croit à l’abri mais, en réalité, nul ne l’est. Et c’est bien là tout le problème de la rumeur et de la calomnie :
« La calunnia è un venticello
Un’auretta assai gentile
Che insensibile, sottile,
Leggermente, dolcemente,
Incomincia, incomincia a sussurrar.
Piano, piano, terra terra,
Sottovoce, sibilando,
Va scorrendo, va scorrendo
Va ronzando, va ronzando
Nell’orecchie della gente » (3).
Sur le site de Radio-France Internationale (RFI) a été installé vendredi 7 juin un papier sur le divorce du couple Poutine (4), co-signé par Anya Stroganova et Thomas Bourdeau. Ce papier contient ce qu’il faut bien appeler des allégations mensongères me concernant : « …des rumeurs courent concernant cette même fille, qui écrirait sa thèse à l’EHESS sous la direction bienveillante de Jacques Sapir, l'expert en économie russe et un proche de papa. »
On est frappé de ce que des journalistes (mais méritent-ils encore ce nom) fassent référence à une « rumeur » et utilisent le conditionnel.
D’autant plus qu’il était des plus facile de vérifier, soit en m’appelant par courriel ou par téléphone, soit en appelant le secrétariat de l’EHESS, soitenfin en vérifiant (par internet) au fichier central des thèses. Il faut croire que l’on est bien fatigué quand on travaille à RFI, car rien de tout cela ne fut fait… Le duo de bras cassés décide de laisser courir la rumeur.
Et c’est là où il y a calomnie. De plus, elle prouve que ces deux « journalistes » n’ont aucune idée (et n’ont pas cherché à en avoir…) sur comment on s’inscrit en thèse. Une inscription signifie un dossier qui est expertisé par le conseil scientifique de l’EHESS. Et donc, si l’une des filles du Président Poutine avait décidé de s’inscrire en thèse, que ce soit sous ma direction ou sous celle de n’importe quel autre collègue, elle aurait dû en passer par là et tout le monde serait au courant.
Deuxième calomnie, plus subtile mais en réalité plus grave car elle porte atteinte à ma réputation d’enseignant chercheur, c’est l’utilisation du mot « bienveillant ». Que signifie-t-il si ce n’est que, par « amitié » pour son papa (le Président de la Russie) ou peut-être pour obtenir on ne sait quel avantage, je favoriserai un étudiant ? C’est une accusation grave de favoritisme, mais qui est portée sur ce ton mielleux et doucereux de la rumeur. Cette demoiselle « écrirait » donc une thèse et je la dirigerais de façon « bienveillante ». Allons, Madame et Monsieur, ayez le courage de vos opinions ! Dites que j’ai touché de l’argent, que j’ai demandé une position, que j’accepte sciemment de fausser ce qui est un diplôme d’État en l’échange d’un quelconque avantage. Ah, l’on se dit grand et pur quand on est journaliste, mais tout ceci est petit et méprisable !
Troisième allégation, je serai donc « un proche de papa », comprendre Vladimir Poutine. Et bien, au risque de décevoir bien des gens, il n’en est rien. Je ne suis pas non plus de ceux qui accablent Poutine. Je cherche avec honnêteté à établir ce qu’il a fait pour l’économie de la Russie. J’ai écrit, et je le maintiens, que son action a été plutôt positive (5). C’est aussi l’avis des collègues russes avec lesquels nous avons rédigé La Transition Russe, Vingt Ans Après (6). Cela ne fait pas de moi un « proche », je ne dîne pas à chacun de mes séjours à Moscou au Kremlin.
De cela, je tire deux leçons. La première, c’est que RFI est tombée bien bas. Colporter de telles âneries est le signe d’un média devenu officine de propagande. On me dit qu’il reste de bons journalistes dans ce qui fut autrefois une maison respectable. Je veux bien le croire, mais ils ne sont sûrement pas à Moscou.
La seconde c’est que, quand on dit des vérités qui dérangent, que ce soit sur la Russie ou sur la France, il faut s’attendre à de telles attaques. Elles en disent long sur la pente que nous avons prise et qui nous conduit tout droit à la Tyrannie.
Les Basiles sont bien vivant et le personnage de Basile est éternel. Il continue à répandre cette calomnie comme « un petit vent » et elle peut gonfler, gonfler, colportée par milles bouches jusqu’à ce qu’elle devienne :
« Un tumulto generale
Che fa l’aria rimbombar.
E il meschino calunniato,
Avvilito, calpestato,
Sotto il pubblico flagello,
Per gran sorte va a crepar » (7).
Anya Stroganova et Thomas Bourdeau n’ont certes pas la voix pour se produire dans « Il Barbiere di Siviglia », mais leur intention de nuire est avérée.
***
1. « Il Barbiere di Siviglia », plus connu qu’un premier opéra tiré de la pièce et écrit par Giovanni Paisiello
2. « La calunnia è un venticello » , Acte I, tableau 2. Basile est traditionnellement une voix de basse.
3. La calomnie est un petit vent / Une petite brise très gentille / Qui, imperceptible, subtile, / Légèrement, doucement, / Commence, commence à murmurer / Piano ,piano , terre à terre, / À voix basse, en sifflant, / Elle glisse, elle glisse / Elle rôde, elle rôde / Dans l'oreille des gens`
4. http://www.rfi.fr/europe/20130607-russie-divorce-poutine-lioudmila-poutina
5. Par exemple dans Sapir, J., « Rossija posle Putina :Ekonomitcheskie i Social’nye Osnovy Polititchekoj Stabil’nosti » [La Russie après Poutine. Fondements économiques et sociaux de la stabilité politique] in N. Lapina (ed). Dva Prezidentskih Sproka V.V. Putina. Dinamika Peremen, Éditions de l’Académie des Sciences de Russie, Moscou 2008, pp. 112-142
6. Sapir J., (sous la direction de), La Transition Russe, Vingt Ans Après, (avec V. Ivanter, D. Kuvalin et A. Nekipelov), Éditions des Syrtes, Paris-Genève, 2012.
7. Un tumulte général / Qui fait retentir l'air. / Et le pauvre calomnié, / Avili, piétiné / Sous le fléau public, / Par grand malheur s'en va crever.
L’opinion exprimee dans cet article ne coïncide pas forcement avec la position de la redaction, l'auteur étant extérieur à RIA Novosti.
*Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).
L’innovation : les leçons de la Suisse pour la Russie
La France en récession : surprise ou évolution logique ?
La crise de l’euro vue d’Allemagne
Les conséquences inattendues de la crise chypriote
Les paradoxes de la politique et de l’économie