Mouammar Kadhafi a été tué il y a un an. Un délai suffisant pour dresser un premier bilan. L'une des principales conclusions formulées par le monde arabe aujourd'hui est la suivante: après avoir visionné la vidéo de la mort du dirigeant libyen, beaucoup ont décidé qu'ils n'étaient pas prêts pour une révolution.
Vous ne saviez pas que Mouammar Kadhafi n'avait pas été tué le 20 octobre 2011 mais qu'il s'agissait de son double? Ni que sa fille illégitime grandissait à Moscou protégée par trois généraux de l'armée de l'air russe? Je ne voudrais pas donner de liens vers les sites où l'on peut lire ce genre de théories - même si l'individu couvert de sang sur la vidéo de l'année dernière ne ressemble pas du tout à Kadhafi.
On pourrait toutefois se référer au rapport de l'organisation Human Rights Watch (HRW), publié cette semaine, qui considère ces événements comme un crime de guerre. Crime sur lequel, d'ailleurs, personne n'a enquêté.
"Nous ne sommes pas prêts pour les révolutions"
La question la plus intéressante est aujourd'hui de savoir comment, un an plus tard, les Libyens et le monde arabe perçoivent l'ancien colonel. Les réponses de certains de mes interlocuteurs mettent en évidence des "particularités nationales" mais, aussi, l’idée selon laquelle les hommes restent des hommes, où qu'ils soient.
Si Kadhafi était encore en vie, certains le détesteraient peut-être encore. Bien que les scènes du procès de l'ex-président égyptien Hosni Moubarak, amené au tribunal sur une civière d'hôpital, aient nourri la compassion de nombreux Egyptiens et d'autres peuples arabes en sa faveur: il n'a même pas eu besoin de mourir pour gagner la sympathie des arabes. Il lui a suffit de renoncer au pouvoir.
Quoi qu'il en soit, après un an, nous pouvons déjà tirer des conclusions. En voici une autre, plus ou moins formulée par mes interlocuteurs: en voyant la scène de meurtre du dirigeant libyen, beaucoup d'Arabes ont décidé qu'ils n'étaient pas prêts pour une révolution. Ils considèrent qu'une véritable révolution doit être comme merveilleuse: capable d'apporter le bonheur et la justice à tous de façon pacifique.
Et la cruauté du meurtre de Kadhafi en a poussé beaucoup à se poser la question suivante: quel camp soutenir dans le conflit syrien?
Bref, Kadhafi n'est plus perçu comme avant. Certes, à Bani Walid, sa région natale, la situation est particulière: il reste éternel. On porte toujours ses portraits pendant les marches nuptiales, les jeunes écoutent ouvertement les enregistrements de ses discours dans leur voiture, les enseignants refusent de changer le programme scolaire et de rayer son nom.
Dans le Financial Times, on apprend également que le jeune homme qui fut le premier à voir et à capturer Kadhafi vient d'être égorgé – d'ailleurs, il n'a jamais reçu les 800 000 dollars promis pour son acte. Égorgé par qui? Parmi les nombreux mouvements armés, certains sont restés fidèles à Kadhafi ou à sa famille et auraient pu commettre cet acte.
Mais la Libye comprend d'autres régions, où vivent d'autres clans. Là-bas, on ne voit peut-être pas ses portraits mais ces zones obéissent à la loi d'airain propre à chaque révolution et chaque "changement de régime" par la force.
Les révolutionnaires orientent toute la colère populaire sur le "dictateur", en insinuant par la même occasion qu'il a pillé pratiquement toutes les caisses de l'État - et on les croit. Puis, les gens jettent un œil sur la réalité postrévolutionnaire et commencent à penser qu'il n'était pas vraiment un dictateur et qu'avec avec lui, la vie était normale.
Les dirigeants renversés en Asie du Sud-Est, tels que Ferdinand Marcos et Suharto, ont déjà vécu cela et aujourd'hui, tout recommence au Moyen-Orient.
En ce qui concerne la réalité postrévolutionnaire, voilà à quoi ressemble la Libye aujourd'hui: des manifestations secouent régulièrement le pays. Récemment par exemple, les policiers de la capitale ont manifesté contre le retard des salaires. En résumé, le pays connaît des difficultés aussi bien avec ses finances qu'avec la police.
Par ailleurs, près de 500 groupes armés s'affrontent à travers le pays. L'un d'eux a même tué l'ambassadeur américain Chris Stevens et trois autres Américains à Benghazi le 11 septembre dernier et, comme on peut le deviner, ses membres n'ont pas été traduits en justice.
La meilleure chose à laquelle le pays a assisté depuis un an? Les élections de juillet, qui ont mené les libéraux au pouvoir – et pas les extrémistes musulmans. En revanche, le pays rencontre des problèmes en matière de gouvernement: trois premiers ministres se sont déjà succédé en l'espace de cinq semaines.
Au final, même si le pays a de l'argent – un milliard de dollars tous les 10 jours grâce à la vente du pétrole – aucun projet, y compris de reconstruction, n'est encore mis en œuvre.
Il faudra attendre dix ans. Selon mes observations portant sur d'autres pays, c'est le délai moyen nécessaire pour retourner au point initial en matière d'économie, de confiance des investisseurs, etc. Ce serait le cas, toutefois, si la Libye ne se transformait pas en "pays impuissant tenu par des bandes" de manière somalienne. Et que pensera-t-on de Mouammar Kadhafi dans dix ans, si tout va bien?
Un troll à l'échelle mondiale
En s'exprimant dans le langage moderne des réseaux sociaux, le colonel Kadhafi était un troll mondialement connu – une sorte de Dr. House. Et un troll qui avait, au moins, le sens de l'humour.
Il appelait le président Obama "mon fils", lisait à la tribune de l'Onu des discours d'une heure et demie, contrairement au règlement, avant de remarquer: "vous vous êtes déjà tous endormis". Il impressionnait le public avec ses gardes du corps féminines en tenues de camouflage multicolores. Quant à ses uniformes et aux célèbres tentes bédouines - œuvres du couturier libyen Rabia Ben Barka -, rien à dire. Il était le "dirigeant le plus stylé du monde". Bref, sans lui le monde est devenu ennuyeux.
Comme il était au pouvoir depuis 1969 - sans occuper aucun poste officiel depuis 1980 - il était pourtant le candidat idéal pour porter l'étiquette de "dictateur" aux yeux du public étranger, plus simple d'esprit. Cependant, était-il vraiment un tyran sanguinaire?
En lisant l'article de l'ambassadeur Alexeï Podtserob et d'autres commentaires d'experts, on apprend que la tache la plus sombre dans la biographie de Kadhafi est faite de ces deux avions abattus avec la complicité des services de renseignement libyens, en 1988 à Lockerbie et en 1989 au Niger. Même si les services français estimaient que Kadhafi n'était pas personnellement impliqué dans ces attentats, tout dirigeant est toujours tenu pour responsable.
Plus loin, l'auteur fait remarquer qu'en termes de relations avec l'opposition et même de répressions, le régime libyen faisait partie des plus souples au Moyen-Orient. De plus, il nourrissait des idées très originales et libérales sur l'islam et les autres religions, ce qui faisait de lui un ennemi des islamistes radicaux comme de nombreux régimes du Golfe.
On se demande également si, en "ancienne" Libye, l'analphabétisme n'existait pas, si la population bénéficiait de subventions pour acquérir un logement et une voiture, pour la naissance d'un enfant, etc. Dans l'ensemble, oui. Voilà comment le colonel pillait les caisses de l'Etat.
Enfin, en parlant de tyrannie sanguinaire, voilà une histoire concernant le début des manifestations à Tripoli en février 2011. Est-ce qu'on massacrait vraiment des manifestants au comportement pacifique, y compris par des tirs aériens, ce qui a valu à Kadhafi un mandat d'arrêt par la Cour pénale internationale? Si je m'en souviens bien, on voulait enquêter à ce sujet. De même que sur le meurtre de Kadhafi le 20 octobre 2011. Mais le temps n'a toujours pas été trouvé.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction