"Immense", "insaisissable", la Russie est un terrain glissant pour la pensée, truffé de malentendus. La personne qui décide de décrire ce pays comprendra, réactions de lecteurs à l'appui, être arrivée sur un champ de mines idéologique. Pour les uns mastodonte en déclin, pour d'autres puissances de demain, il est bien difficile d'appréhender ce pays sans partis-pris, en tentant de garder un regard personnel et équilibré.
Quelles en sont les raisons? L'immensité objective du territoire russe, tout d'abord, désarçonne l'observateur occidental. Habitué aux Etats-nations, ces pays fondés sur la prééminence d'un peuple ou plus largement de traits culturels communs, l'Européen ne pourra trouver en Russie, avec son labyrinthe de peuples, religions et nations, un fil conducteur unique. Entre Asie, Europe et monde musulman, la Russie et ses dix fuseaux horaires, rendent impossible toute lecture réductrice. La Fédération de Russie semble s'être donnée pour but de fédérer l'infédérable. Est-ce dans cette utopie que réside l'essence de ce jeune pays?
Le périple sur la grande ligne transsibérienne est à ce titre instructif. Le voyageur est contraint de s'extraire de la distance, du temps (les journées perdent jusqu'à une heure en raison du franchissement des fuseaux horaires) et de revenir à une approche profondément humble, en se résignant à la contemplation. Odyssée reliant l'Europe de Moscou à l'"Europe" de Vladivostok en passant par différentes facettes de l'Asie, le voyage en Transsibérien culminera avec une méditation sur les rives du lac Baïkal, lieu hors de tout repère humain. "La Russie ne confine qu'avec Dieu", écrivait Rilke: c'est particulièrement flagrant sur les rives de ce lac grand comme les trois quarts de la Suisse.
C'est pourtant le cliché voulant que la Russie soit "insaisissable" qui en fait un terrain aussi fertile pour les préjugés. Tout comme on a divisé en constellations la voûte stellaire, il est tout à fait naturel de rechercher des repères, et d'appliquer une grille de lecture à ce pays. Une de ces grilles de lecture débouche immanquablement sur l'idée que la Russie, pays historiquement situé à la périphérie de l'Europe, n'accepterait les valeurs européennes que de façon superficielle. Un soupçon pèse sur les Russes: celui de n'être au fond pas civilisés. Pour les partisans de cette thèse, la Russie est jugée à l'aune de ce qui est considéré comme l'horizon commun du monde occidental: un moule fondé sur une certaine lecture des droits de l'homme et des libertés, et sur le dogme de la mondialisation. Régulièrement, la Russie s'affranchit de façon éhontée de ces conditions sine qua non d'appartenance à la "communauté moderne", choquant les commentateurs. "Gay parade" dispersée, élections contestées, vétos commerciaux constituant autant de pieds-de-nez à la mondialisation économique, sont quelques uns des phénomènes qui ne manquent pas de générer l'indignation en occident.
L'adhésion de cette immense masse humaine et territoriale qu'est la Russie à la communauté globale ne va pourtant pas de soi. Elle s'accompagne de retours en arrière et d'accrocs constants qui ont le don d'irriter les commentateurs. Le plus dur à accepter, c'est finalement que la Russie soit en quête d'une voie d'existence propre et "non importable". Une voie qui ne saurait être la copie conforme du chemin suivi par l'Occident. "Nous avons mis cent ans, de la prise de la Bastille en 1789 jusqu'à la fin du XIXe siècle, pour enraciner solidement la démocratie dans notre pays. C'était la démocratie selon le modèle français, qui est très différente de la démocratie américaine. Le choix d'une voie différente d'évolution ou de gestion de l'Etat, celle qui vous est propre, n'équivaut nullement à l'abandon des principes démocratiques", écrivait Maurice Druon. Comme tout autre pays, la Russie est en droit de rechercher ce qu'elle considère comme la voie de développement et le système politique les plus adaptés à sa configuration atypique à tous égards.
Comment d'ailleurs affirmer que la Russie serait un pays politiquement passif ou amorphe: le peuple russe et ses dirigeants mènent depuis plusieurs années un intense dialogue, phénomène nouveau pour ce pays, visant à délimiter les droits et devoirs des uns et des autres. Cette émergence de la société civile alimentée par les nouvelles technologies constitue un processus fertile, qui affine sans cesse les limites de cet espace qu'est la liberté.
J'ai longuement réfléchi à ces questions suite à une conversation avec des amis biélorusses, qui me racontaient les écoutes téléphoniques, les policiers en civil omniprésents, l'absence de perspectives, et l'horizon plombé d'une jeunesse qui ne rêve que de fuir. Loin des discours la dépeignant comme une "dictature déguisée", toute personne ayant pratiqué la Russie pendant quelques années ne pourra que constater le chemin irréversible parcouru en démocratie. Une démocratie en quête d'elle-même, qui réside plus dans un cheminement, dans une recherche parfois hésitante, que dans un horizon universel.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction
S'unir contre la Russie pour sauver l'euro?
La société civile cherche sa voix
Nouvelle bataille sur le champ de Borodino
La grogne des officiers monte d'un ton
La naissance du bipartisme russe?
La crise du carburant pourrait faire tâche d'huile
Indignation à géométrie variable
Effet domino dans le scandale des casinos
La Russie à la croisée des chemins
Scrutin test dans les régions russes
Premiers balbutiements de la police russe
La Russie face aux révolutions
Russie/UE: la levée des visas, mirage ou réalité?
Plios, une bourgade hors du temps