Si on posait aux Serbes la question de savoir ce qui est plus important à leurs yeux: le général Ratko Mladic, incarcéré dans la nuit du 31 mai au 1er juin à la Haye, dans une cellule du Tribunal pénal international pour l'ancienne Yougoslavie (TPIY), ou l’adhésion de la Serbie à l’Union européenne, la majorité choisirait sans doute la seconde option. L’économie et la vie quotidienne des Serbes sont actuellement tellement mal en point, que l’adhésion à l’UE est pratiquement considérée comme une panacée, qui plus est la seule, contre tous les maux. Et c’est en partie vrai. Bruxelles a souvent déclaré que toutes les barrières devant la participation de Belgrade à l’Union européenne seraient levées dès que la Serbie aurait extradé Radovan Mladic, ancien commandant en chef de l’armée des Serbes de Bosnie lors de la guerre de 1992-95, au TPIY.
Tous étaient donc parfaitement conscients du fait que la tête de Mladic était justement le ticket serbe pour l’Union européenne. Et voilà que le 1er juin Mladic a pris ses quartiers dans une cellule à la Haye.
Les plaies qui saignent
Belgrade a signé l’Accord d’association avec Bruxelles dès 2008. Mais les Pays-Bas bloquaient l’adhésion de la Serbie à l’UE. Pour les Néerlandais, l’extradition de Mladic était une question d'honneur, car les militaires de ce pays avaient protégé les camps de réfugiés de Srebrenica, où, prétendument, le plus grand génocide de musulmans a été perpétré. Désormais, les objections hollandaises sont automatiquement levées, la Serbie a son ticket pour l’Union européenne. Mais elle l’a payé très cher.
Si seulement tout était tellement simple pour la Serbie. Si la réconciliation avec le passé compliqué du pays, avec ses voisins, avec soi-même, la possibilité de surmonter le schisme et la zizanie interne, la division de la société serbe en occidentalistes et en nationalistes, la résolution des problèmes de la vie quotidienne… si la solution de tous ces problèmes ne dépendait que de l’arrestation de Mladic, peut-être aurait-il depuis longtemps pris la route du Tribunal de la Haye de son plein gré. Mais non.
Les nations ayant récemment vécu le morcèlement en plusieurs Etats indépendants et l’amputation des parties d’un corps autrefois uni (le Kosovo est un exemple), ne sont pas en mesure de guérir rapidement et facilement leurs plaies. Le caractère national serbe, le bouillant tempérament balkanique ne sont pas réceptifs aux remèdes-miracles.
Les partis radicaux de Serbie font depuis une semaine descendre dans la rue ceux pour qui Mladic était et demeure un héros, et qui considèrent que le président serbe Tadic a trahi les intérêts de la nation et le qualifient de marionnette de l’Occident. Ce sera ainsi pendant toute la durée du procès de la Haye au centre duquel se trouvera le général âgé de 69 ans.
On a déjà beaucoup écrit sur les faits et gestes de Mladic et sur les accusations portées contre lui. Certes, il est étrange que Mladic ait été reconnu coupable sur toute la ligne par tous et a priori, avant même le début de son procès. Des atrocités ont été commises par tous les participants à la guerre en ex-Yougoslavie. Toutefois, c’est une question à part, qui nécessite des enquêtes, des vérifications, des confirmations, etc. Le procès prendra des années. Celui de l’ancien président yougoslave, Slobodan Milosevic, a duré plus de quatre ans, jusqu’à ce qu'il décède finalement en prison.
La façon de transformer un peuple en épouvantail
Il ne faut pas s’imaginer que la majorité écrasante des Serbes soient des partisans inconditionnels de Mladic. Loin de là.
La diabolisation des Serbes, commencée pratiquement juste après le début du morcèlement, du déchiquetage et du dépècement de la Yougoslavie, et qui a justifié les raids aériens de l’OTAN en 1999, a conduit à un résultat époustouflant: un miroir tellement déformant est apparu que le peuple qui s’y reflétait avait pratiquement l’air du monstre des Balkans.
Les Serbes n’étaient pas appréciés selon leur véritable nature, leurs qualités nationales, la grandeur de leur âme, leur dévouement, leur hospitalité (bien connue dans les Balkans), mais ils étaient mesurés à l’aune des erreurs, des défauts et des actions atroces de leurs dirigeants de l’époque. Il suffit de rappeler dans ce contexte que Milosevic a, de fait, abandonné le Kosovo de son plein gré.
En suivant ce modèle, on pourrait prendre George W. Bush pour échantillon et juger de tous les Américains en fonction de son inculture, de son côté primitif et de son arrogance.
Or, tous les politiques, les journalistes et les analystes rejetaient à l’unanimité sur la Serbie la responsabilité pour les crimes de guerre et lui reprochaient son immoralité et son incapacité de reconnaître les atrocités, le génocide, les meurtres, etc. Partant, ils affirmaient que les Serbes étaient incorrigibles et que leur purification morale était conditionnée… à l’extradition de Ratko Mladic.
Tout cela a toujours constitué un énorme mensonge. La majorité des gens est pleinement consciente des actions et des crimes de Mladic. Mais cette majorité avait beaucoup d’autres préoccupations que se soucier du général, et pour eux l’arrestation de ce dernier est un coup de pub bizarre et ostentatoire. C’est comme si on voulait rappeler une fois de plus aux Serbes à quel point ils sont monstrueux. Dans ces conditions, les nationalistes et les occidentalistes serbes ont tous réagi de manière explosive, mais opposée: les premiers maudissaient, les seconds saluaient. La majorité de la population, quant à elle, n’a rien vu d’autre dans cette action que du cynisme non dissimulé.
Les Serbes savent très bien ce qu’est une guerre civile, assortie de crimes et de victimes. Plus de 50% d’entre eux estimaient que Mladic devait comparaître devant le tribunal étant donné les accusations de meurtres ignobles et de bombardements qui n'ont pas épargné la population civile. Mais il ne fallait pas qu’il soit le seul accusé. Les Serbes ont du mal à comprendre pourquoi leurs compatriotes sont pratiquement les seuls à être jugé à la Haye. Pourquoi l’Albanais ethnique Hashim Thaçi, chef de l'aile politique de l'Armée de libération du Kosovo (UÇK) et un des caïds de la mafia kosovare, qui a des milliers de vies serbes sur sa conscience et qui a été pris en flagrant délit de trafic d’organes humains, est non seulement encore libre mais demeure à ce jour premier ministre du Kosovo? Pourquoi le TPIY a-t-il d’abord condamné et ensuite acquitté Nasser Oric, ancien commandant des forces de l'Armée de la république de Bosnie-Herzégovine dans l'enclave de Srebrenica, de funeste mémoire, accusé d’avoir fermé les yeux sur l’exécution des prisonniers de guerre serbes par ses milices? Mladic est sous le coup de chefs d’inculpation similaires, et il ne nous reste qu’à attendre pour voir la différence entre les procès de ces deux hommes.
Une autre chose rend les Serbes également perplexes. Pourquoi Mladic, Milosevic et Karadzic (ancien leader des Serbes de Bosnie) n’ont-ils pas pu être jugés en Serbie, proposition raisonnable formulée par certains? Ainsi on aurait pu, au moins, éviter l’escalade de la tension à l’intérieur du pays. La Serbie dispose d’un nombre suffisant de juristes qui auraient été à même d’assurer la défense et le respect des droits des accusés.
Les hydrocarbures remplacent l’amitié slave
Alors que Mladic était en fuite, on a constamment assisté à des tentatives à peine dissimulées de détacher la Serbie de la Russie. Au début des années 2000, les Américains ne ménageaient pas leurs efforts en faisant circuler des rumeurs, selon lesquelles Mladic aurait trouvé refuge en Russie.
Des dépêches de l’ambassade américaine à Belgrade, publiées sur le site WikiLeaks confirment la réalité de ces intrigues. Le calcul des Américains était simple: étant donné que Mladic, criminel international, réside à Moscou, c’est donc la Russie qui empêche la Serbie d’adhérer à l’Union européenne et bloque son intégration à la communauté occidentale. C’était un procédé peu élégant, mais efficace.
D’autre part, le clivage entre la Serbie et la Russie s’est constitué avant ces événements, à savoir dès 1999 lorsque la Russie n’avait rien entrepris de sérieux pour faire stopper les raids aériens de l’OTAN. Le fait que le premier ministre russe de l’époque, Evgueni Primakov, ait fait faire demi-tour à l'avion qui le conduisait à Washington, n’était, hélas, qu’un beau geste.
Toutefois, pratiquement personne ne nie que la rupture définitive des liens historiques entre la Russie et la Serbie et l’intégration de cette dernière à l’Union européenne soient désormais un fait accompli.
La Slovénie fait déjà partie de l’UE. La Croatie, la Macédoine et le Monténégro sont des candidats officiels à l’adhésion. L’Albanie, la Bosnie-Herzégovine et désormais la Serbie sont des candidats potentiels. Il semblerait que "la question balkanique", qui a tant préoccupé le monde depuis le XIXe siècle, soit en passe d’être définitivement réglée. Toutefois, l’amitié russo-serbe se poursuivra, cette fois dans le cadre du projet South Stream. Mais ce sera une amitié complètement différente, davantage basée sur les hydrocarbures que sur la fraternité slave.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction