La chance historique de Madrid et de Moscou

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MOSCOU, 17 janvier - par Dmitri Kossyrev, vice-président de l'Association de politique extérieure.

Toute visite d'État qui prévoit des rencontres protocolaires entre les leaders de pays, en l'occurrence entre le roi d'Espagne et le président russe, et qui revêt un caractère symbolique, doit rappeler la pertinence des relations entre les deux nations qui s'élève au-dessus des contacts politiques de routine.

Rappelons les actes terroristes dont les peuples russe et espagnol ont souffert ces dernières années. Les deux pays entretiennent des contacts politiques de routine - leurs services secrets échangent notamment des informations et collaborent étroitement dans d'autres programmes antiterroristes - on en est peu informé pour des raisons bien compréhensibles.

Mais notre histoire récente n'est pas seulement faite de la coopération entre spécialistes. Beaucoup d'Espagnols ont apporté des fleurs à l'ambassade de Russie à Madrid et ont fait la queue pour signer le registre des condoléances pendant la prise d'otages dans une école de Beslan en septembre 2004. Ce n'est déjà plus la routine politique, c'est un phénomène qui se situe à un autre niveau affectif et spirituel. Malheureusement, peu nombreux sont les Russes qui savent que les Espagnols ont ainsi manifesté leur compassion, mais ceux-là ne l'oublieront jamais.

Revenons à la politique. Selon un diplomate russe, l'Espagne se situe au premier rang des pays européens avec qui Moscou a des positions très proches sur les dossiers politiques internationaux. L'Italie, la France et l'Allemagne sont aussi des alliés de la Russie, mais les diplomates russes n'ont jamais mentionné l'Espagne dans ce contexte.

Paradoxe ou logique? D'où vient cette affinité entre deux pays si éloignés géographiquement qui n'ont pratiquement pas eu de contacts pendant des siècles?

La distance géographique devrait empêcher nos deux nations de se comprendre. Et ces dernières années, nous avons entendu dire de l'Espagne que rares étaient les pays européens connaissant et comprenant aussi mal la Russie. L'Espagne est réputée plus "proche" de Buenos Aires qui se trouve à 10 heures de vol de Madrid, soit trois fois plus loin que Moscou.

Mais il se peut que les distances soustraient nos nations à l'influence négative du passé commun.

L'Europe n'est pas le seul continent où des pays voisins ont mené pendant des siècles des guerres pour des territoires, au nom de principes et de valeurs. Tous les voisins ont leurs comptes historiques à régler et leurs rapports sont déterminés au niveau génétique. Les discussions entre les hommes politiques et les peuples portent souvent sur les événements actuels, mais renvoient aux histoires anciennes.

L'exemple le plus récent est le litige russo-ukrainien sur le prix du gaz. Kiev n'a payé qu'un prix modique pour le gaz russe pendant des années, mais les raisons politiques doivent maintenant céder la place à la réalité commerciale. Beaucoup de pays européens ont immédiatement pris fait et cause pour les autorités ukrainiennes sans essayer de comprendre les faits. Ils ont mis en doute la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur de gaz à l'Occident. Mais les discussions à ce sujet témoignaient d'anciens complexes psychologiques et de rancunes séculaires.

La France est le pays le plus occidental à avoir été en guerre contre la Russie (à l'époque de Napoléon). En revanche, l'Espagne, qui importe du gaz norvégien et algérien et qui n'est pas traumatisée par les guerres contre la Russie, peut voir l'évidence derrière les émotions: Moscou n'a violé aucun engagement à l'égard de l'UE et a les moyens techniques de tenir sa parole même en cas de litige l'opposant à une "nation de transit du gaz". D'ailleurs, c'était la leçon que les Européens devaient tirer de la crise russo-ukrainienne.

Pendant les années 1990 durant lesquelles la Russie et l'Espagne construisaient leurs relations pratiquement à partir de zéro, on a souvent noté une ressemblance entre les destins des deux nations qui sont entrées parallèlement dans une époque de réformes sociales fondamentales. L'histoire de la jeune Russie étudiant l'expérience des réformes espagnoles est instructive, mais une autre ressemblance, moins connue, entre les deux pays est plus digne d'attention.

Tout en étant des puissances européennes, l'Espagne et la Russie ont beaucoup de choses en commun avec d'autres espaces géopolitiques - le monde ibéro-américain pour l'Espagne et l'Asie pour la Russie.

Ce n'est pas le passé, mais plutôt l'avenir de ces deux pays. Le développement de l'Amérique latine au XXIe siècle est bien prometteur pour l'Espagne qui tient à ses relations particulières avec les futurs nouveaux leaders de la croissance économique. La Chine, l'Inde, l'Asie Centrale et l'Iran jouent le même rôle pour la Russie. Ceux-ci offrent de grandes possibilités au XXIe siècle mais ils ont aussi des intérêts communs avec la Russie, y compris dans les domaines de la culture et de la philosophie politique.

Rappelons que la Chine a été le deuxième partenaire de la Russie après l'Allemagne en matière d'échanges commerciaux en 2005. Cela montre bien la position avantageuse de la Russie parmi les civilisations mondiales. Et la Russie n'a pas l'intention de renoncer à ces avantages.

L'année dernière a été très fructueuse pour la diplomatie russe en Asie Centrale, mais compliquée et pleine d'émotions en Europe. Qui sait ce qui aurait pu arriver si la Russie n'avait pas vu les gouvernements et la société européenne �uvrer énergiquement pour séparer la Russie et l'Ukraine, son voisin le plus proche, et pour orienter Kiev vers l'Occident en 2005? Et peut-être que sans ces réalités le chaos politique qui a duré des mois en Ukraine et qui est à l'origine du litige gazier n'aurait pas eu lieu.

Les rapports entre la Russie et l'UE ne traversent pas une crise. Il s'agit plutôt d'un choc de longue durée, provoqué par la différence des motifs poussant Moscou et Bruxelles à coopérer. La Russie a du mal à accepter le fait que les Européens ne soient pas encore parvenus à trouver le ton qui convient dans les relations avec un pays européen qui n'aspire pas à entrer à l'UE et qui juge normal d'avoir ses propres intérêts et d'être différent. Moscou et Bruxelles devraient, probablement, édifier de nouvelles relations reposant sur un partenariat équitable et affranchies des illusions des années 1990.

Est-ce que l'Espagne peut contribuer à l'accomplissement de cette mission? Sans doute. Nous avons mêmes des exemples historiques qui l'attestent. Moscou ne pouvait pas s'entendre avec Bruxelles sur le transit des Russes en provenance et à destination de la région de Kaliningrad enclavée dans l'Union Européenne depuis son élargissement. Mais en 2002, la présidence espagnole de l'Union a jeté les bases du compromis actuel entre Moscou et Bruxelles.

L'essentiel est que les Russes comprennent que l'Espagne n'est pas seulement le pays du vin, des olives et des plages, mais aussi des sociétés de conseil se spécialisant dans les infrastructures informatiques. Les Espagnols, quant à eux, devraient savoir que la Russie n'est plus le pays qu'elle était pendant les années 1990 et qu'elle évolue sans cesse. Il faut la considérer non seulement comme un fournisseur de produits énergétiques, mais aussi comme une source de technologies.

D'ailleurs, ce sont les questions des relations bilatérales. L'Espagne pourrait en outre �uvrer au rapprochement des positions russes et européennes et créer un nouveau mécanisme de coopération entre les Européens - membres ou non de l'UE ou d'autres structures - grâce à sa chance historique et à sa sagesse politique.

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