Après qu’Emmanuel Macron a demandé "pardon" aux Harkis "abandonnés" par la France après la signature des accords d’Évian, le 18 mars 1962, la France s’apprête à les indemniser. Soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie, le Parlement a définitivement adopté, mardi 15 février, un projet de loi de "réparation" à destination de ces Algériens qui ont combattu aux côtés de l’armée française.
Le texte reconnaît "les conditions indignes de l’accueil" réservé aux 90.000 harkis et à leurs familles qui ont fui l’Algérie après l’indépendance. En effet, nombre d’entre eux ont été parqués dans des camps et des "hameaux de forestage", souvent précaires et insalubres, après leur service rendu à la France. En fonction de la durée de leur séjour dans ces installations, les victimes du préjudice peuvent prétendre à une "réparation" allant de 2.000 à 15.000 euros. Un effort qui s’inscrit dans la politique d’Emmanuel Macron visant à "réconcilier les mémoires" françaises et algériennes sur l’épineux dossier de la colonisation et de la guerre en Algérie.
"Les Algériens doivent être indemnisés"
Ce geste est toutefois décrié par certains. En France d’abord, par ceux qui le jugent électoraliste et répondant à des pressions de la Cour européenne des droits de l’Homme. Mais aussi par la société civile algérienne, à l’instar du chercheur algérien Yahia Zoubir, pour qui la France indemnise des "traîtres" qui ont pris les armes contre leurs "frères" algériens. Le géopolitologue plaide pour de réelles réparations, pour toutes les victimes de cette guerre.
Sputnik France: Dans un contexte de la tentative d’Emmanuel Macron de réconciliation des mémoires de part et d’autre de la Méditerranée, comment ce projet de loi visant à indemniser les Harkis a-t-il été perçu du côté algérien?
Yahia Zoubir: "Les Algériens disent: s’il y a quelqu’un qui doit être indemnisé, ce sont les Algériens. Ce sont surtout eux les victimes de la colonisation, les victimes des essais nucléaires, les victimes de la guerre. Pour nous, il y a un deux poids, deux mesures, et depuis très longtemps. Comment demander pardon et indemniser les Harkis et ne pas faire de même pour les Algériens?
Il y a aussi une fatigue, au sens où c’est sans surprise. On a fini par ne plus rien attendre de la France sur ces questions du pardon et des indemnisations. Ni même sur la question mémorielle."
Sputnik France: Pourtant, en 2018, le Conseil constitutionnel français a étendu le droit à une pension à toutes les victimes de la guerre d’Algérie qui résidaient alors dans le pays, qu’elles soient françaises ou non…
Yahia Zoubir: "À ma connaissance, il n’y a jamais eu de suite, “walou”. Peut-être qu’il y a eu quelques cas isolés d’indemnisation, mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a jamais eu de réelles compensations à la hauteur du préjudice. Ceci dit, je le répète, je n’ai jamais eu écho d’un quelconque dossier d’un Algérien qui a été indemnisé au titre de cette jurisprudence."
"Les Harkis sont l’équivalent des collabos"
Sputnik France: Sur le plan symbolique, Emmanuel Macron a multiplié les gestes depuis son arrivée à L’Élysée. Déjà candidat, il dénonçait le "crime contre l’humanité" qu’a été la colonisation. Des mots forts, qui ont d’ailleurs heurté de nombreuses personnes en France…
Yahia Zoubir: "Bien sûr, et beaucoup de gens en Algérie le reconnaissent. Il y a eu des pas. Plus récemment, les propos d’Emmanuel Macron sur ses regrets concernant les “polémiques et malentendus” ont apaisé les choses. L’ambassadeur algérien est revenu à Paris et les choses se sont calmées. Du côté gouvernemental en Algérie, on ne veut pas faire de vagues à la veille d’une élection présidentielle. Le gouvernement algérien ne veut pas provoquer de crise et favoriser des candidats d’extrême droite lors de ce cycle électoral."
Sputnik France: Au niveau de la population algérienne, la perception est-elle différente?
Yahia Zoubir: "Pour les Algériens, les Harkis sont l’équivalent des Français qui ont collaboré avec l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui encore, on utilise le mot Harki comme synonyme de traître dans le langage courant. Il n’y a pas eu de pardon en Algérie. Ils sont considérés comme des traîtres qui ont choisi leur camp. Et maintenant, quand on voit qu’on accorde le pardon à ces gens, qu’on les indemnise, ça nous blesse."
Sputnik France: Comparaison n’est pas raison. L’équivalence Harkis-collabos de la Seconde Guerre mondiale n’est-elle pas questionnable?
Yahia Zoubir: "Dans toutes les familles, des gens ont souffert à cause des Harkis, car c’étaient nos propres frères. Mon oncle, le frère de mon père, qui a combattu pour l’indépendance, est mort piégé par un Harki. Parfois, dans une même famille, il y avait des moudjahidines qui se battaient pour l’indépendance et des Harkis.
Les Français critiquent les Algériens pour ce qu’ils ont fait aux Harkis après la guerre. Mais qu’on fait les Français aux collabos après la guerre? Ils les ont tués par milliers. En France, on ne pourrait pas accepter qu’on soulève la question d’indemniser les collaborateurs français du régime nazi.
“Un sentiment général des Algériens”
En réalité, c’est une question franco-française. En Algérie, le débat concerne plutôt les enfants. Sont-ils responsables des fautes de leurs parents? Et là, il y a une division dans le débat. Pour les uns, ils ne sont pas responsables et pour les autres, oui."
Sputnik France: Il y a tout de même des lois qui empêchent les enfants de Harkis d’accéder à certaines fonctions publiques en Algérie…
Yahia Zoubir: "C’est vrai. Il y a toujours une méfiance. Beaucoup pensaient que le FIS [Front islamique du salut, ndlr], qui a combattu le gouvernement lors de la guerre civile dans les années 1990, était notamment composé de Harkis. Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’était la manière dont les gens réfléchissaient. Certains disaient même que ces présumés Harkis du FIS joignaient le mouvement pour se repentir de leur trahison passée."
Sputnik France: Les gouvernements algériens pro-FLN qui se sont succédé après l’indépendance de l’Algérie ne portent-ils pas une responsabilité dans ce rapport qu’ont aujourd’hui les Algériens aux Harkis qui étaient pourtant leurs "frères"? N’ont-ils pas dénoncé les Harkis pour asseoir leur légitimité politique?
Yahia Zoubir: "Au début, peut-être. Néanmoins, cela correspond à un sentiment général de la population algérienne. La question de la surenchère qu’ont déjà soulevée d’autres n’est pas d’actualité. Je n’ai pas vu les derniers gouvernements algériens parler à outrance de ces Harkis. La dernière fois que cette question s’est imposée sur le plan politique, c’était quand il y a eu un débat concernant les enfants de Harkis. Depuis, quand ce sujet refait surface, c’est parce qu’il y a des évolutions de l’autre côté de la Méditerranée."