Istanbul, un nouveau nid d’espions? À cheval sur le pourtour méditerranéen, la mer Noire, l’Europe orientale et le Moyen-Orient, la Turquie est un lieu de transit pour les hommes, les biens… et les renseignements. Pas plus tard que la semaine dernière, les services d’espionnage turcs du MIT (Millî Istihbarat Teskilati), en collaboration avec leurs homologues israéliens du Mossad, ont démantelé un réseau iranien. L’objectif des espions de Téhéran? Assassiner Yair Geller, un homme d’affaires israélo-turc travaillant dans les secteurs de l’aviation et de la défense. L’homme de 75 ans, propriétaire de CNC Advance, était dans le viseur de l’Iran pour venger la mort en 2020 du scientifique iranien Mohsen Fakhrizadeh, pour laquelle la responsabilité de Tel Aviv ne fait guère de doute. Tel Aviv et Téhéran se livrent ainsi une guerre de l’ombre. "Les Iraniens veulent leur revanche", résume Constantin Pikramenos, spécialiste de la Turquie et coauteur de MIT, Le service secret turc(Éd. VA).
Par l’intermédiaire d’un réseau de neuf membres, dont huit turcs, l’opération avait débuté il y a plusieurs semaines, selon le quotidien turc Sabah. Les espions ont photographié les lieux de travail à Istanbul du magnat israélien et changeaient leurs téléphones régulièrement pour éviter d’être détectés. Le puissant service de renseignement turc a alerté le Mossad pour mettre en sécurité la personne visée.
Des Palestiniens travaillant pour le Mossad pour espionner le Hamas
En fin de compte, le MIT a mis la main sur ce réseau dont le chef est l’iranien Saleh Moshtagh Bigohouz. Ankara a condamné "un acte de terrorisme".
"Suite aux assassinats des scientifiques iraniens au début des années 2010, l’unité 400 de la force Al Qods de l’Iran a monté des réseaux pour assassiner des diplomates israéliens en Thaïlande, en Géorgie et en Azerbaïdjan. Mais ces activités se sont terminées par des échecs", souligne-t-il au micro de Sputnik.
L’Iran opère sur différents théâtres d’opérations. Tel Aviv accusait récemment Téhéran de vouloir assassiner des hommes d’affaires israéliens sur l’île de Chypre. Par l’intermédiaire d’un Azéri disposant d’un passeport russe, l’Iran aurait tenté de prendre pour cible le milliardaire Teddy Sagi. Avec l’aide du Mossad, la police chypriote a réussi à arrêter l’espion.
Pour déjouer ces tentatives d’espionnage et d’assassinat, le renseignement israélien s’appuie donc sur ses homologues étrangers. Toujours est-il, la relation avec le MIT n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Au mois d’octobre dernier, les renseignements turcs avaient démantelé un réseau du Mossad qui s’appuyait sur des Palestiniens et des Syriens pour espionner des groupes proches du Hamas en Turquie. Les 16 suspects risquent jusqu’à 20 ans de prison ferme.
Cette nouvelle surprenante collaboration israélo-turque s’inscrit surtout dans un contexte de réchauffement bilatéral. Depuis plusieurs mois, Recep Tayyip Erdogan multiplie les signes d’ouverture à l’égard d’Israël. Et ce, alors que les deux pays n’ont plus de relations diplomatiques officielles depuis 2018. "Nous avons des pourparlers avec le Président israélien Herzog. Il pourrait visiter la Turquie. Le Premier ministre Bennett a aussi une approche positive", avait déclaré le chef d’État turc en janvier dernier.
Erdogan reçoit des rabbins
De surcroît, le Président turc a reçu le 22 décembre dernier des rabbins turcs ainsi que des membres de l’Alliance des rabbins des États islamiques. À cette occasion, une Ménorah en argent lui a été offerte. Malgré ses différends avec Tel Aviv sur la question palestinienne, "nos relations avec Israël dans les domaines de l’économie, du commerce et du tourisme progressent à leur manière", avait précisé Recep Tayyip Erdogan.
Et c’est bien là le leitmotiv de la Turquie.
"Il faut replacer cette collaboration entre les deux services de renseignement dans un contexte précis. Erdogan tend la main à Israël, et ce pour des raisons économiques, notamment depuis le revirement américain sur le projet de gazoduc East-Med", rappelle Constantin Pikramenos.
Alors que Tel Aviv s’était mis d’accord avec la Grèce et Chypre pour la réalisation de ce projet énergétique, pour approvisionner l’Europe en gaz, les États-Unis ont retoqué le plan. Dans une note diplomatique, Washington a annoncé à Athènes ne plus soutenir ce projet, officiellement en raison de sa viabilité économique incertaine. Une aubaine qui fait les beaux jours d’Ankara. Donc un nouveau projet entre l’État hébreu et la Turquie pourrait ainsi prochainement voir le jour.
Mais le Sultan d’Ankara aurait surtout les yeux rivés sur 2023.
"Erdogan pense aux élections présidentielles de 2023. Ceci explique donc sa volonté de renouer des relations avec tout son entourage régional", conclut Constantin Pikramenos.
Mais pour autant, Ankara ne serait pas dans une logique d’alignement.
"On ne peut pas parler de partenariat, c’est une coopération à la carte, disons. Il ne faut pas oublier que des bureaux du Hamas sont présents en Turquie et sont sous la protection du MIT", précise l’expert en intelligence économique.
Erdogan joue donc sur plusieurs tableaux. D’autant plus que le MIT collabore régulièrement avec ses homologues iraniens du Vevak, le ministère iranien du Renseignement, sur les questions kurdes notamment. Les héritiers des anciens empires ottoman et safavide partagent une frontière commune de 560 kilomètres. Malgré les sanctions américaines qui impactent les exportations iraniennes, Ankara et Téhéran ont mis en place une sorte de troc: gaz contre produits manufacturés, et ce, depuis un accord de 1996.
Décidément, le sultan d’Ankara a plus d’une bille dans son sac.