Influence iranienne en Afrique: le Maroc craint-il pour son "leadership religieux"?

Nouvel échange houleux entre responsables marocains et iraniens. Accusations de prosélytisme religieux chiite sur fond de tensions régionales dans le Golfe, comment expliquer cette nouvelle escalade? Retour sur les "non-relations" de deux pays que tout semble opposer.
Sputnik
Que se passe-t-il encore entre le Maroc et l’Iran? On savait leurs relations en dents de scie depuis des décennies, et cette dynamique semble partie pour perdurer entre ces deux pays qui ont rompu une énième fois leurs relations diplomatiques en 2018.
Réagissant aux accusations formulées par le Maroc au sujet d’une supposée volonté iranienne de répandre l’idéologie chiite sur le continent africain, le porte-parole de la diplomatie de la République islamique, Saeed Khatibzadeh, a qualifié lundi 31 janvier ces propos de "projections infondées". Lors d’une réunion de la Commission permanente des Affaires étrangères à la Chambre des représentants quelques jours plus tôt, le ministre marocain Nasser Bourita avait en effet défendu: "la sécurité spirituelle du Maroc et de l’Afrique figure parmi les priorités du Royaume visant à contrer les visées iraniennes sur le continent".
Ce n’est pourtant pas la première fois que ce sujet est au cœur des tensions entre Rabat et Téhéran. En 2009 encore, le Maroc avait même rompu les relations diplomatiques avec l’Iran qu’il accusait de prosélytisme chiite -aussi bien sur son territoire que plus largement en Afrique-, et en protestation contre l’attitude de la République islamique envers Bahreïn, qu’un responsable du bureau du Guide suprême iranien aurait surnommé la "14e province iranienne". Le dialogue sera finalement rétabli en 2014.
Contacté par Sputnik, le professeur de relations internationales à l’Université américaine des Émirats (à Dubaï), Mohamed Badine El Yattioui explique qu’il s’agit d’un sujet sensible pour le royaume chérifien, dont la diplomatie religieuse est très active dans certains pays d’Afrique de l’Ouest.

"De par son statut de commandeur des croyants, le roi exerce une forme de leadership religieux ou moral dans certains pays qui sont également de rite malékite. Cela passe par la formation des imams et des oulémas, ou encore par les confréries soufies. Le Maroc voit donc d’un très mauvais œil une influence iranienne et chiite dans cette partie qui est aussi une zone d’influence pour la diplomatie marocaine."

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Si Téhéran dément catégoriquement les accusations du Maroc au sujet d’une politique d’influence de l’idéologie chiite dans la région, un rapprochement avec certains États de l’Afrique de l’Ouest -notamment sur le plan économique- est néanmoins visible, ces dernières années. En 2016, par exemple, une tournée régionale a été effectuée par le chef de la diplomatie iranienne, accompagné d’une délégation d’investisseurs, au Nigeria, au Ghana, en Guinée et au Mali. Fin janvier, c’est le ministre togolais des Affaires étrangères, Robert Dussey, qui s’est rendu en Iran pour approfondir la coopération bilatérale, particulièrement en matière d’énergie, d’agriculture et d’infrastructures.
D’ailleurs, selon le site d’information institutionnel togolais republicoftogo.com, le Président iranien, Ebrahim Raïssi, a vanté les réserves naturelles, minérales et humaines "exceptionnelles" de l’Afrique, et accusé les Occidentaux "d’avoir colonisé et de continuer à exploiter" le continent noir. Selon la même source, le chef d’État a ajouté: "Les pays africains disposent de toutes les capacités nécessaires à leur développement. La République islamique soutiendra l’Afrique sur le chemin de la prospérité".

Un contexte régional tendu

Mais cette nouvelle passe d’armes entre Rabat et Téhéran doit être également interprétée à l’aune du contexte régional particulièrement tendu, au Moyen Orient après les attaques des Houthis yéménites contre les Émirats arabes unis, allié et soutien du Maroc, notamment sur la question de l’intégrité territoriale. Des assauts qui ont été fermement condamnés par Mohammed VI, dont le chef de la diplomatie, Nasser Bourita, a déclaré "Le soutien du Maroc à ce qu’a subi l’émirat d’Abou Dhabi aux Émirats arabes unis était un message clair pour dénoncer les exactions des Houthis et la politique de l’Iran qui est derrière". Lors de la sortie à la Chambre des conseillers, le ministre a réaffirmé la solidarité totale du Maroc envers l’État des Émirats arabes unis, ajoutant que celle-ci "constituait un message clair dénonçant les dépassements des Houthis et la politique de l’Iran qui se tient derrière eux.".
À ce titre, l’expert contacté par Sputnik estime que:

"Le véritable conflit entre le Maroc et l’Iran est d’ordre idéologique… par rapport à qui soutient qui. Le Maroc est proche de la majorité des monarchies du Golfe, et les relations de l’Iran sont très compliquées avec celles-ci, à l’exception du Qatar. D’un autre côté, il y a le problème prioritaire de sécurité nationale pour le Maroc puisque l’Iran supporte le camp du Polisario et le régime algérien."

En effet, la question du Sahara occidental est souvent invoquée dans l’étude de la dégradation des relations entre le Maroc et l'Iran. Lors de la rupture diplomatique de 2018, Rabat avait officiellement accuséTéhéran de soutenir militairement le Polisario, notamment via son ambassade à Alger, et avait affirmé détenir des "preuves irréfutables, des noms identifiés et des faits précis qui corroborent cette connivence contre les intérêts suprêmes du royaume".
Des accusations toutefois démenties par le Polisario et l’Iran. Selon le professeur Mohamed Badine El Yattioui, le Maroc considère également que Téhéran soutient de plus en plus la cause du Sahara occidental au sein des Nations unies et que "l’Algérie s’active au sein des différentes réunions internationales pour défendre le régime iranien. Ce qui montre une conjonction d’intérêts entre les deux".
Compte tenu de ce contexte et de la nouvelle diplomatie offensive du royaume visant à défendre coûte que coûte ce qu’elle appelle "ses provinces du sud", que faudrait-il craindre?

"Il n’y aura pas d’escalade militaire du fait de l’éloignement géographique des deux pays. Mais une escalade verbale n’est pas à exclure. Au-delà de ces éléments, même les relations commerciales sont quasi nulles. Les accusations soulevées par Nasser Bourita s’inscrivent dans la continuité de ce qui a été dit et fait par les autorités marocaines jusqu’à présent",estime l’universitaire marocain.

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Mais certains médias, et analystes notamment algériens, ont qualifié ces thèses de "farfelues", justifiant même les tensions entre le Maroc et l’Iran, au lendemain de la rupture diplomatique, par une volonté du royaume chérifien de rendre la pareille aux Américains suite à leur soutien dans le cadre de la résolution de l’Onu, ou encore "de faire plaisir à ses parrains du Golfe".
Des arguments "sans fondement" défend à son tour Mohamed Badine El Yattioui: "Il y a une vision commune sur beaucoup de sujets, mais il n’y a pas de rapport de vassalité avec les pays du Golfe."
Les relations entre les deux pays n’ont jamais été au beau fixe depuis l’époque du roi Hassan II, lorsqu’en 1979, il a accordé l’asile au Shah d’Iran, débouchant alors sur une première rupture diplomatique. Malgré un dégel quelques années plus tard, une nouvelle rupture décidée cette fois-ci par le Maroc se produira en 2009, puis une autre encore en 2018.
En octobre 2021, malgré la normalisation des relations entre le Maroc et Israël, que l’Iran n’a pas manqué de critiquer à maintes reprises, la diplomatie iranienne tendra la main au Maroc: "Notre ambition est d’avoir des relations amicales avec le Maroc, qui a rompu ses relations avec nous pour des raisons infondées", déclarait le directeur général de la division du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord au ministère iranien des Affaires étrangères.
Un geste qui s’explique notamment par la reprise des négociations entre les Iraniens et les Saoudiens. "Les Iraniens étaient persuadés que l’unique raison qui avait poussé le Maroc à rompre ses relations était un alignement avec les Saoudiens." Ce qui n’est manifestement pas le cas selon l’intervenant de Sputnik qui estime que: "la liste des griefs du Maroc envers l’Iran est longue".
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