Les rapports entre le gouvernement algérien et la Banque mondiale ont été très tendus durant les derniers jours de l’année 2021. Le 22 décembre, l’institution financière internationale publiait son Rapport de suivi de la situation économique en Algérie. Le document relève notamment que "la reprise dans le segment hors hydrocarbures de l’économie s’est essoufflée, demeurant largement incomplète, tandis que les risques inflationnistes se concrétisent". À Alger, le rapport passe mal. Il est perçu comme un acte hostile. Mardi 28 décembre, Algérie Presse Services, l’agence d’État, est chargée de donner la réplique à la BM. Dans une longue dépêche, l’APS dénonce "les pratiques insidieuses de la Banque mondiale". Fait étonnant, l’agence officielle met en avant un "complot" contre l’Algérie "après la consécration de l’équipe nationale de football en coupe arabe-FIFA"…
"Manifestement, il y a un complot visant à nuire à la stabilité du pays à travers ce genre de rapports négatifs et nuisibles, fondés sur des indicateurs et des arguments non sourcés, publiés par des influenceurs et des anonymes sur les réseaux sociaux, sachant que ces derniers sont financés et parrainés par des parties n'hésitant pas à déverser toute leur haine sur l'Algérie, l'objectif étant de fausser l'opinion publique. Il s'agit aussi de ternir l'image de l'Algérie et de semer le doute parmi les Algériens, notamment après les images d'union et de communion que le pays a vécues récemment après la consécration de l'équipe nationale de football en coupe arabe-FIFA", soulignent les rédacteurs du texte.
Plusieurs organisations se sont rangées du côté des autorités pour dénoncer le "procès" de la Banque mondiale contre l’Algérie. C’est le cas notamment de La Confédération Algérienne du Patronat Citoyen (CAPC), principale organisation patronale du pays qui a estimé que la teneur de ce rapport est "complètement contradictoire avec la mission de cette instance internationale". Le Premier ministre, Aïmene Benabderrahmane, qui occupe également le poste de ministre des Finances, a dû intervenir pour tenter d’éteindre la polémique. "Certains médias ont exagéré dans l’analyse de la teneur du rapport de la Banque mondiale, en le présentant comme un document uniquement négatif", a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse animée le 31 décembre 2021.
Dans cette interview accordée à Sputnik, Anisse Terai, CPL Fellow à l'université de Harvard aux États-Unis, revient sur le rôle de la Banque mondiale et son action auprès de ses États membres. Pour ce spécialiste du développement, de l'investissement et de la finance internationale, la réaction des autorités algériennes, telle que communiquée par l’APS, face à un "rapport relativement équilibré" est totalement disproportionnée.
Sputnik: Comment expliquez-vous que l’agence de presse officielle réagisse ainsi au rapport de la Banque mondiale sur l’Algérie?
Anisse Terai: La publication de l'APS est un éditorial. Les agences de presse sont censées publier des dépêches qui se basent sur des informations vérifiées issues de sources fiables. En théorie, elles ne font que relier l'information, elles n'ont pas pour rôle de donner une opinion ou une lecture des évènements, c'est le rôle d’autres médias. Dans le cas en question, le terme "séisme économique" cité par l’agence ne figure même pas dans le rapport rédigé en français ou dans le résumé en anglais. Dans le rapport, le mot séisme a été utilisé une seule fois pour faire référence au tremblement de terre d’El Asman dans le chapitre consacré à la résilience de l’Algérie face aux catastrophes naturelles. À mon avis, le rapport est équilibré, voire plutôt favorable à l'Algérie, comme indiqué par le Premier ministre. D'ailleurs le rapport rappelle que "le taux de pauvreté multidimensionnelle de l’Algérie — 1,4 % — est meilleur que celui de ses voisins régionaux, l’Égypte (5,2 %), l’Irak (8,6 %) et le Maroc (6,1 %)". Même dans le cas où le rapport aurait été hostile, il existe d’autres moyens pour réagir et aucun ne passe par l’APS.
Sputnik: Ce rapport semble avoir été perçu par les plus hautes autorités comme un acte d’hostilité envers l’Algérie…
Anisse Terai: L'Algérie a choisi, en toute souveraineté, d'intégrer certaines organisations internationales et pas d'autres. Par exemple, elle n'est pas membre de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). L’Algérie est membre du Groupe de la Banque mondiale depuis septembre 1963, soit une année après son indépendance. La Banque mondiale est dans son rôle d’attirer l’attention des autorités algériennes sur ce qu'elle juge être la situation économique du pays. Pour autant, ça ne veut pas dire que ses analyses sont toujours justes et dans le cas où il y a désaccord il est d'usage que les gouvernements apportent une contre-analyse quantitative et qualitative pour faire valoir leur point de vue. Ceci dans un cadre technique bilatéral et non pas à travers les médias. Les diatribes littéraires n'ont rien à faire là-dedans. L’Algérie est également membre d’autres institutions financières internationales comme la Banque Africaine de développement, la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures et également la Banque islamique de développement. Ou plus récemment encore de la Banque européenne de reconstruction et de développement. L’intervention des banques multilatérales de développement, y compris la Banque mondiale, est multidimensionnelle. Leur rôle étant de contribuer et d'accompagner leurs États membres à réaliser leur développement durable. Bien entendu, ces institutions internationales ne sont pas infaillibles, elles ne détiennent pas la vérité absolue, tout comme les gouvernements. Dans certains cas de figure, il peut également y avoir une grande différence entre les priorités des États membres et des institutions internationales. Mais c'est justement au gouvernement d'utiliser comme bon leur semble ces organisations pour réaliser leur programme de développement national. Les institutions financières internationales ne sont pas bonnes ou mauvaises, ce sont des outils que les États doivent savoir utiliser pour concrétiser leurs ambitions. Les politiques publiques d'un pays sont définies par ses institutions nationales souveraines et non pas par des organisations internationales. Pour autant ces dernières peuvent être mises à contribution pour la concrétisation des politiques publiques définies par l'État.
Sputnik: Concrètement, que peut apporter à l’Algérie une organisation comme la Banque mondiale?
Anisse Terai: En réalité, nous n'arrivons pas à capitaliser et à utiliser ces organisations internationales pour mettre en œuvre les stratégies de développement du pays. Le gouvernement algérien s’oppose à toute idée d’endettement extérieure (avec quelques exceptions comme le port de Hamdania), c’est un choix stratégique et à mon avis c’est une décision sage dans le contexte actuel. Certes, la dette figure parmi les outils proposés par la Banque mondiale, au même titre que les autres organisations financières internationales, mais ce n’est pas le seul mécanisme. L’Algérie pourrait bénéficier d'autres mécanismes de financement, comme les investissements directs en capital de la BM ou via des fonds d'investissement. Elle pourrait aussi bénéficier de l'assistance technique sur des sujets que l'État algérien devrait définir lui-même et non pas la BM. Notre pays peut utiliser la BM, et d'autres banques multilatérales de développement, pour développer les capacités institutionnelles des secteurs publics et privés. On pourrait aussi utiliser l'expertise de la BM ou ses subventions pour réaliser des études sur des sujets importants, telles que l'exportation vers les autres pays africains, la capitalisation sur la Zone de Libre Échange Continentale Africaine (ZLECA) ou la redynamisation de la Bourse d’Alger. La formation est également un élément important: les cadres de l'administration et du secteur privé peuvent aussi bénéficier de formation ou même d'expérience professionnelle au sein de ces institutions. Donc il est possible de capitaliser sur tous ces mécanismes, mais malheureusement l’Algérie ne le fait pas. Nous ne savons pas profiter de ces opportunités qui nous reviennent de droit en tant que membre de ses organisations internationales.
Sputnik: Des institutions comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) sont très mal vues par l’opinion publique algérienne, cela est certainement dû aux effets du Programme d’ajustement structurel imposé durant les années 1990. Selon vous, les autorités ne doivent pas subir ces institutions mais plutôt s’en servir comme des outils de développement?
Anisse Terai: La véritable priorité, dans le cadre de nos interactions avec la Banque mondiale, les autres banques multilatérales de développement et autres organisations internationales, est de développer notre capacité à les utiliser selon nos propres priorités, pour servir les intérêts stratégiques de l'Algérie. Nous devons aussi considérer le rôle important que ces organisations internationales peuvent jouer pour faire avancer nos priorités en matière de politique étrangère, notamment pour soutenir financièrement nos alliés, sans avoir toujours besoin de sortir notre propre chéquier pour les aider. Ce genre de travail ne s'improvise pas, il n'est possible qu'avec un grand niveau d'expertise et de patriotisme. Les Algériens possèdent les deux, mais l’État n’a pas la capacité d’exécution qui lui permet d’utiliser les outils qu’offrent les banques multilatérales de développement pour servir les intérêts stratégiques de l’Algérie.