La capitale du Yémen respire. Les rebelles houthis ont annoncé ce 28 décembre la reprise "temporaire" des vols humanitaires de l'Onu vers Sanaa, après une semaine d'interruption. Celle-ci était due aux frappes de la coalition militaire emmenée par l'Arabie saoudite sur la ville contrôlée par les insurgés.
Couplée au bombardement de cette porte d’entrée de l’aide au Yémen, la reprise des combats de haute intensité laissait prévoir une dégradation rapide de la situation humanitaire. Une crainte en trompe l’œil car la violence pour les civils ne s’est jamais réellement arrêtée, fait remarquer au micro de Sputnik France Benoît Muracciole, président de l'ONG Action sécurité éthique républicaines (ASER). Et les responsabilités des acteurs externes dans ce conflit, ne se sont pas évaporées non plus. Interview.
Sputnik France: La reprise des combats au Yémen signifie-t-elle le retour de ce que vous avez appelé des "crimes contre l’humanité"?
Benoît Muracciole: "Que ce soit du côté de la coalition menée par l’Arabie saoudite, avec les Émirats et l’Égypte, ou leurs adversaires Houthis, la situation n’a pas vraiment changé. La violence vis-à-vis de la population civile n’a pas baissé depuis le début du conflit. Un des principaux arguments qui nous ont fait qualifier ces crimes de “crimes de guerre” et de “crimes contre l’humanité”, c’est notamment le blocus en place depuis plusieurs années.
Pas plus tard que la semaine dernière, l’Arabie saoudite a bombardé l’aéroport de Sanaa, l’un des principaux point d’entrée de l’aide humanitaire. De plus, le mois dernier, le Conseil des droits de l'homme de l'Onu a refusé de prolonger le mandat des experts chargés d'enquêter sur les violations des droits de la personne au Yémen. Des ONG accusent l'Arabie saoudite d'avoir tout fait pour obtenir ce rejet.
On a été les premiers à dénoncer les crimes contre l’humanité dans un rapport, mais une association de juristes londonienne nommée Guernica 37 a poursuivi des individus saoudiens et émiratis sous l’accusation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Ces faits ont toujours existé."
Sputnik France: Le coût humain et civil de cette guerre est-il le principal facteur vous poussant à formuler cette grave accusation?
Benoît Muracciole: "Pas uniquement. Il y a aussi les méthodes utilisées. Les évaluations estiment le nombre de morts du conflit à 377.000 pour la fin 2021. C’est compliqué d’être sûr de ce chiffre. Néanmoins, ce qui est sûr, c’est que tout a été fait dans cette guerre pour arriver à ces crimes contre l’humanité."
"On a toutes les preuves"
"On n’a pas trouvé aujourd’hui de courriel ou de déclaration de la coalition disant: “On va effectivement cibler les civils.” En revanche, les Nations unies, et notamment le Conseil de sécurité, ont plusieurs fois appelé toutes les parties à respecter le droit international. Et le seul écho que cela ait eu, c’est le bombardement d’écoles, d’hôpitaux, de bus civils, de champs, d’usines qui retraitent l’eau, de pêcheurs, etc."
Sputnik France: Ce ne sont pas des cas isolés? Des erreurs?
Benoît Muracciole: "Il y a une accumulation documentée de graves violations des droits de l’homme et de persistance dans les violations. On n’a jamais vu que les parties du conflit allaient tenter de ne pas attaquer directement les civils. À aucun moment n’a-t-on vu dans les déclarations des politiques une volonté d’épargner les civils, de changer leurs règles d’engagement, ou de changer la formation des soldats envoyés au Yémen.
À cela s’ajoutent les disparitions forcées, extrajudiciaires et des faits documentés de torture. C’est une machinerie d’écrasement des populations civiles, qui existe depuis mars 2015. Et les gouvernements du monde entier sont au courant."
Sputnik France: Vous accusez la France de complicité dans ces crimes de guerre et crimes contre l’humanité. En quoi serait-elle complice?
Benoît Muracciole: "Pour qu’il y ait un crime contre l’humanité, il faut qu’il y ait la preuve que les gouvernements ciblent les civils. Et on a toutes les preuves. Maintenant, on a besoin de voir quel est le comportement des gouvernements dans cette guerre.
Selon l’ancienne définition de la complicité, il fallait que l’État partage la même intention que le pays qui commettait ces atrocités. Il aurait donc fallu trouver une déclaration d’Emmanuel Macron ou d’Édouard Philippe disant: “Nous soutenons les crimes commis par l’Arabie saoudites et leurs alliés au Yémen.”
Désormais, l’idée de la complicité a changé sur le plan juridique. La France n’a jamais dit qu’elle soutenait les crimes contre l’humanité. En revanche, elle connaissait l’existence de ces crimes de guerre, documentés par les rapports des Nations unies. Ayant également connaissance des crimes contre l’humanité documentés notamment par notre ONG, la France, qui n’a pas stoppé ses livraisons d’armes à ces pays, devient complice. L’article 16 de la commission internationale des lois, qui stipule que, si un État participe à un acte illégal d’un autre État –en l’occurrence un crime contre l’humanité–, il y a complicité. La France devrait donc cesser immédiatement l’aide, car le transfert d’armes est considéré comme une aide à la commission de ces crimes, et la France vend des armes à ces pays."
La France fait le pari de la paix "sans respecter les droits de l’Homme"
"Si le gouvernement français n’avait pas accès à la documentation sur ces crimes de guerre, il pourrait dire avec toute la bonne foi du monde: “Nous ne savions pas, maintenant que nous l’apprenons, on va arrêter.” Or, depuis 2016, les Nations unies parlent de crimes de guerre, et depuis décembre 2020, ASER parle de crimes contre l’humanité. Donc la France a la connaissance de ces faits. Malgré cela, elle continue d’assister ces gouvernements dans un acte illégal. Elle est donc complice."
Sputnik France: La France est-elle seule à être "complice"?
Benoît Muracciole: "La France est loin d’être isolée dans son soutien à l’effort de la coalition saoudienne au Yémen. Il y a aussi le Canada, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Italie, et même l’Allemagne de manière indirecte, alors qu’elle avait pourtant suspendu ses livraisons directes d’armes à ces pays."
Sputnik France: Comment expliquez-vous cette obstination de Paris à fournir en armes les pays du Golfe?
Benoît Muracciole: "Il y a une dimension économique. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte sont des marchés juteux qui valent des milliards. On l’a vu avec la vente des 80 Rafale français à Abou Dhabi. Il y a également la dimension géostratégique: penser que, à un moment donné, le fait d’être proche de l’Arabie saoudite va permettre de stabiliser cette zone-là, avec un choix non dit, contre l’Iran. Et l’on peut également lier les intérêts français avec ceux des pays du Golfe sur la Libye, voire le Sahel.
La France fait le pari de la paix et la stabilité. Depuis le XXe siècle, on dit que c’est la paix et la stabilité qui sont les plus importants. Or, le XXe siècle a montré que la stabilité et la paix sans le respect des droits de l’homme ne menaient à rien. Et, malgré ça, ils continuent de faire croire au monde que c’est la stabilité et la paix le plus important. Non, les hommes ne marchent pas sur les autres."