Allemagne: le F-35 va-t-il empêcher le SCAF de décoller?

Le SCAF est-il menacé par les tergiversations de Berlin? Antinucléaire, mais favorable à la bombe US, le nouveau gouvernement allemand pourrait être contraint d’opter pour des F-35 afin de mener à bien la mission de "parapluie nucléaire" de l’Otan.
Sputnik
Quel appareil succédera aux Tornado de la Luftwaffe ? Malgré les apparences, la réponse à cette question est on ne peut plus sensible dans la mesure où elle pourrait mettre à mal le programme de système de combat aérien du futur (SCAF) impulsé par Emmanuel Macron.
En effet, le Tornado fait partie du club restreint des aéronefs validés par l’américaine National Nuclear Security Administration (NNSA) pour transporter la bombe nucléaire tactique B-61. Dans le cadre du "parapluie nucléaire" de l’Otan, une centaine d’exemplaires de cette bombe H ont été dispatchés par l’US Air Force à travers l’Europe. Le cas échéant, au nom de la protection de la "paix et la liberté", il en va de la "responsabilité" de l’Allemagne et de cinq autres pays du Vieux Continent d’être en mesure de délivrer l’une de ces charges nucléaires "made in USA".
Pour ce faire, ces pays doivent être équipés d’appareils qui ont reçu l’aval des autorités américaines pour les transporter. Pour remplacer ses Tornado arrivant en fin de vie, Berlin avait annoncé au printemps 2020 son intention d’acquérir une quarantaine de F/A-18. Problème, comme le relate le site Opex360, l’agence américaine vient de retirer le chasseur bombardier de Boeing de cette fameuse liste. Et ce alors que les Eurofighter EF-2000 n’ont jamais reçu cette qualification de la NNSA, estimée trop longue et coûteuse.

Dissuasion nucléaire: levier de pression américain sur les Européens?

Ne reste donc plus comme choix pour les autorités allemandes que les McDonnell Douglas F-15E et F-16C/D, deux autres machines de 4e génération et… l’incontournable F-35 de Lockheed-Martin. Les deux dernières options présentées –les bombardiers stratégiques B-2A (en fin de vie) et B-21 (dont le premier vol est toujours attendu)– n’en sont clairement pas. Non seulement les États-Unis se réservent l’exclusivité de l’usage de tels matériels, mais aussi parce qu’"aucun pays ne peut se payer une flotte, aussi minime soit-elle, de ce type d’appareils", balaie au micro de Sputnik le général (2s) de brigade aérienne Jean-Vincent Brisset, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Bien que du côté de la Federation of American Scientists (FAS), on souligne que le F/A-18 était soudainement apparu dans la version antérieure du document de la NNSA, notre intervenant temporise l’éventualité d’un calcul des autorités américaines afin de pousser en Allemagne la carte du F-35.

"On est sur un mélange de problématiques qui peuvent paraître géopolitiques, mais qui en réalité peuvent s’avérer être bêtement pragmatiques, purement techniques", insiste-t-il. "Aux États-Unis, il y a deux constructeurs, dont un qui est en perte de vitesse, alors est-ce qu’il ne faut pas sauver le soldat Boeing?", avance le général Brisset.

Ainsi, ce soudain retrait du F/A-18 "pourrait tenter d’acheter du F-15", estime-t-il. "C’est un appareil qui continue à évoluer, contrairement au F-18 qui ne plaît plus à tout le monde aux États-Unis", abonde cet ancien pilote sur Mirage IV, premier vecteur aérien de la bombe nucléaire française. Pointant du doigt l’emballement médiatique suscité par l’annonce en décembre, d’un feu vert du Département d’État à l’exportation de frégates vers la Grèce, notre intervenant tient à mettre en garde contre toute surinterprétation des décisions américaines.
"Il y a l’administration d’un côté, les industriels et leur lobbying de l’autre", vulgarise-t-il. Pour Jean-Vincent Brisset, ces effets d’annonce restent généralement à l’initiative des industriels. Ce fut justement le cas en novembre, lorsque la fragile cohésion des participants au SCAF fut mise à mal. La presse anglo-saxonne révélait que l’Espagne, partenaire du programme européen, aurait "manifesté son intérêt" pour le F-35.
Des informations particulièrement embarrassantes pour Madrid, basées sur des confidences… d’un cadre de Lockheed-Martin. Face aux démentis officiels, le vice-président de la firme de Bethesda n’a pas hésité à enfoncer encore plus les Espagnols en confirmant publiquement des "pourparlers" en cours avec des "responsables du gouvernement espagnol".

Les industriels américains à l’affût des faiblesses des Européens

Il s’agissait, en l’occurrence, d’une demande d’information sur le dernier-né de Lockheed-Martin. Une démarche qui tient de la formalité, du "réflexe", temporisait déjà à l’époque le général Brisset auprès de la rédaction. Mais le mal était fait, d’autant plus qu’il est difficile d’écarter tout intérêt de Madrid pour la version STOLV (à décollage court et atterrissage vertical) du F-35. En effet, l’appareil américain est actuellement le seul sur le marché apte à remplacer les AV-8 Harrier II vieillissants du tout nouveau porte-aéronef espagnol. Mais même pour cet usage spécifique, impossible aux yeux de notre intervenant de faire cohabiter F-35 et SCAF.
"Tout achat d’avion de combat, F-35A ou F-35B, vient en déduction du SCAF", abondait-il alors, dans la mesure où à la sortie du chasseur européen, les flottes de F-35 seraient encore bien trop récentes pour être remplacées. Or, moins d’appareils commandés par l’Espagne se traduirait par une facture alourdie pour les Français et les Allemands. Un argument budgétaire auquel Berlin s’est toujours montré particulièrement réceptif. Tant et si bien qu’à la suite de ces bruits de couloirs, la presse spécialisée avait brandi la menace qu’un intérêt de Madrid pour l’appareil américain n’éveille celui de… l’Allemagne.
Un effet domino en somme: chaque F-35 vendu sur le Vieux Continent constitue à double titre une victoire pour Lockheed-Martin. Avec la récente commande finlandaise, pas moins de 450 exemplaires du chasseur américain de 5e génération ont déjà été achetés par les Européens, autant de ventes qui échappent définitivement à Dassault et ses partenaires.
Tous les coups sont donc permis du côté du numéro 1 mondial de l’armement pour avancer ses pions, qui plus est face à des concurrents divisés. En début d’année, de fortes dissensions entre Paris et Berlin étaient apparues au grand jour, sur fond de partage des prérogatives industrielles du SCAF et des savoir-faire technologiques.

"Personnellement, je serais Lockheed ou Boeing je me précipiterais pour expliquer que le SCAF ne va pas fonctionner. C’est le métier d’un industriel d’aller mettre le doigt là où ça fait mal chez le concurrent, et dans la mesure où le concurrent se poignarde tout seul, il ne faut surtout pas se priver!"

Une tâche d’autant plus aisée que l’Allemagne tergiverse. Comme le souligne Opex360: dans son accord fondateur, la nouvelle coalition gouvernementale ne s’était pas prononcée sur l’achat des F/A-18. Néanmoins, celle-ci reste attachée à la dissuasion nucléaire, comme en témoigne la position de la nouvelle ministre des Affaires étrangères allemande. Au nom de son opposition à la prolifération nucléaire, cette ex-vice-présidente des Verts a, lors d’un déplacement à Stockholm, réaffirmé son attachement au "partage" de la dissuasion nucléaire américaine en Europe.
Rien de nouveau sous le soleil: l’Allemagne n’entend aucunement se passer de l’arme nucléaire américaine au profit de son équivalent tricolore. En février dernier, le Président allemand avait renvoyé son homologue français dans les cordes après que ce dernier eut proposé d’étendre la dissuasion nucléaire française à ses partenaires européens. Pour Frank-Walter Steinmeier, toute initiative européenne ne peut altérer le lien transatlantique en la matière.
Bref, si Berlin acceptait que le futur SCAF puisse transporter une arme nucléaire, celle-ci serait donc américaine. Décision qui imposerait au chasseur européen de se conformer aux normes américaines: coup dur pour un programme qui se veut "ITAR free". Reste à savoir si les Allemands auront la patience d’attendre que le chasseur européen sorte des usines pour remplacer leurs vieux Tornado reçus à la fin des années 1970. Un projet a été lancé pour prolonger leur durée de vie de 2.000 heures de vol, de quoi tenir jusqu’en 2030… encore bien loin de "l’horizon" 2040 auquel est attendu le SCAF.
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