La Turquie est-elle au bord du gouffre? La monnaie nationale turque n’en finit pas de chuter face au billet vert. En à peine deux ans, le coût de la vie a été multiplié par deux. En effet, en 2019, un dollar valait 5,7 livres turques, aujourd’hui il en vaut plus de 11. Une situation catastrophique pour la population et les marchés financiers. Mais rien n’y fait, Recep Tayyip Erdogan s’obstine à maintenir sa politique de taux d’intérêt bas, accélérant ainsi la chute de la monnaie nationale. "Tant que je serai à ce poste, je continuerai mon combat contre les taux d’intérêt", avait affirmé le Président turc devant le Parlement le 17 novembre.
Par ailleurs, le chef d’État contrôle les instances financières d’une main de fer. Depuis 2019, il a limogé trois directeurs de la Banque centrale du pays. En octobre, il a également démis de ses fonctions deux gouverneurs et un membre du comité de politique monétaire. Une mainmise sur les affaires qui le rendrait de plus en plus impopulaire en Turquie. "Le directeur de la Banque centrale Erdogan a conduit le pays à la catastrophe. Nous sommes 84 millions à souffrir", a déploré Kemal Kilicdaroglu, chef du CHP, le principal parti d’opposition.
La Turquie à deux doigts de renvoyer 10 ambassadeurs occidentaux
La situation économique expliquerait en grande partie la nouvelle approche régionale d’Ankara. "La Turquie est obligée de réadapter sa politique avec son voisinage", explique Younes Belfellah, enseignant-chercheur en science politique à l’Université de Paris-Est Créteil.
"La chute du pouvoir d’achat a un impact sur toutes les catégories sociales. Il y a également un taux de pauvreté qui progresse, il était à 15% en 2020, et les inégalités se creusent entre le monde urbain et rural. La Turquie a besoin d’investissements étrangers et doit de ce fait réviser sa politique étrangère", souligne-t-il au micro de Sputnik.
Problème: la Turquie est en froid avec son principal partenaire commercial, l’Union européenne. Il y a un mois, Ankara était à deux doigts de renvoyer les ambassadeurs de dix pays occidentaux dans la foulée de l’affaire d’Osman Kavala. Des pays européens et les États-Unis avaient demandé la libération immédiate de l’homme d’affaires emprisonné depuis 2017. "Les questions relatives aux droits de l’homme entravent la coopération avec l’Occident", résume le chercheur. De ce fait, Ankara opérerait un revirement à 180 degrés avec les pays arabes.
Adversaires politiques et militaires depuis le début des Printemps arabes, la Turquie et les pays du Moyen-Orient entament une mue stratégique. La Turquie a récemment multiplié les signes d’apaisement avec ses anciens ennemis régionaux. Le gel des relations turco-égyptiennes depuis la destitution de Mohamed Morsi en 2013 avait lourdement pesé sur l’économie turque.
"Depuis mars 2021, il y a un début de réconciliation avec l’Égypte sur la question épineuse des Frères musulmans", indique le chercheur.
Il ajoute que "le gouvernement turc a récemment supprimé des émissions télévisées dirigées par la confrérie". Le réchauffement diplomatique opéré en mai dernier entre les deux pays devrait être de bon augure. "La Turquie et l’Égypte semblent également avoir trouvé une entente sur le dossier libyen et notamment sur la problématique du gaz" en Méditerranée orientale, estime Younes Belfellah.
Ankara calme le jeu avec le Golfe
La Turquie multiplie également les gestes d’apaisement envers l’Arabie saoudite. Et pour cause, "Ankara a besoin des investissements de la part des pays du Golfe", poursuit-il. En octobre 2020, Riyad avait lancé une campagne de boycott des produits turcs qui avait surtout affecté la production de textile et les produits alimentaires. En mai 2021, le chef de la diplomatie turque s’était rendu dans le royaume saoudien pour enterrer la hache de guerre et lever ce blocus informel. Ankara avait de surcroît mis de l’eau dans son vin sur les dossiers qui fâchent: "la Turquie a tourné la page de l’affaire de l’assassinat de Khashoggi", précise le chercheur.
Mais l’exemple le plus marquant du changement profond de la politique extérieure turque nous est donné par ses nouveaux rapports avec les Émirats arabes unis. En confrontation indirecte en Libye et en Syrie pendant des années, les deux pays semblent être sur la voie de l’apaisement. Ainsi, le conseiller à la sécurité nationale des Émirats arabes unis, Cheikh Tahnoun Ben Zayed, a-t-il effectué un voyage sans précédent à Ankara le 18 août dernier, au cours duquel il a rencontré le Président turc. Le prince héritier Mohamed Ben Zayed est quant à lui attendu dans la capitale turque le 24 novembre. Abou Dhabi envisage actuellement d’importants investissements en Turquie, notamment l’achat pour plus de 500 millions de dollars de la société de livraison turque MNG Kargo. "Abou Dhabi est le principal partenaire du Golfe de la Turquie", indique l’enseignant.
Réchauffement entre la Turquie et Israël en vue?
D’ailleurs, pour multiplier les échanges bilatéraux, l’Iran a récemment accepté d’ouvrir sa frontière aux produits émiratis en direction de la Turquie. Une nouvelle route commerciale permettant de gagner pas moins de huit jours sur l’ancien trajet.
"Depuis le blocus du Qatar en 2017 et la présence d’une base turque sur le territoire, le Golfe et la Turquie étaient en froid. Mais la fin du Printemps arabe, l’échec de l’islam politique couplé aux difficultés économiques actuelles ont provoqué un changement de paradigme avec l’ouverture vers les pays du Golfe. Une ouverture qui est réciproque", souligne le géopolitologue.
Erdogan chercherait également à recoller les morceaux avec son ancien allié israélien. Les deux pays n’ont officiellement plus de relations diplomatiques depuis le renvoi de leurs ambassadeurs respectifs en 2018. En mai dernier, les relations s’étaient encore un peu plus tendues lors des affrontements entre Gaza et Tsahal. "Israël est un État terroriste et inique qui s’attaque aux musulmans", avait martelé Erdogan. Mais depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Le Président turc a libéré deux Israéliens accusés d’espionnage. Il s’est même entretenu à ce sujet avec son homologue israélien le 18 novembre et a déclaré que "si nous agissons dans une compréhension mutuelle des sujets bilatéraux ou régionaux, les désaccords pourront être réduits à leur minimum".
Encore loin de la politique du "zéro problème" avec les voisins, préconisé par l’ancien ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, au début des années 2000, la Turquie semble aujourd’hui vouloir tourner la page de la rupture avec son entourage. Mais derrière cette main tendue, il faudrait y voir également un calcul de politique intérieure:
"Erdogan a en ligne de mire les élections en 2023 et doit sauver son bilan, qui est très contrasté. C’est un fin stratège et s’il réussit à pacifier ses relations avec le monde arabe, il pourra s’en servir à des fins électorales. Il y a donc une corrélation positive entre cette nouvelle posture et son intérêt en interne", conclut Younes Belfellah.