100.306 exactement. C’est le nombre de décès par overdose aux États-Unis entre avril 2020 et avril 2021. 274 chaque jour. Une augmentation de 28,5% par rapport à la même période l’année précédente (78.056 décès), selon des chiffres provisoires publiés le 17 novembre par les centres de prévention et de lutte contre les maladies (CDC). Au cœur de cette crise de santé publique: "les opiacés de synthèse", a expliqué lors d’une conférence de presse Deb Houry, l’une des cadres dirigeantes des CDC.
Il s’agit d’une autre "épidémie" s’est inquiété Joe Biden dans un communiqué commentant la parution de ces chiffres. "Alors que nous continuons à faire des progrès pour vaincre la pandémie de Covid-19, nous ne pouvons pas ignorer cette épidémie de disparitions qui a touché des familles et des communautés à travers tout le pays", a indiqué le Président des Etats-Unis. Le phénomène avait déjà atteint un seuil critique en 2016 et 2017, au point d’avoir fait baisser l’espérance de vie des Américains ces années-là.
Crise politique et sanitaire
Les opiacés, comme le fentanyl, la morphine ou l’oxycodone sont à l’origine des médicaments destinés à calmer la douleur. Ils émettent des signaux qui atténuent la perception de la souffrance et renforcent la sensation de plaisir. À faible dose, les opioïdes peuvent provoquer une sensation de sommeil, mais à forte dose, ils peuvent ralentir la respiration et le rythme cardiaque, ce qui peut entraîner la mort. Ceux-ci sont extrêmement addictifs et sont facilement accessibles, puisqu’une simple ordonnance suffit pour s’en procurer. Ils mènent généralement à une addiction aux drogues de la famille des opioïdes, comme l’héroïne.
Le CDC estime que le "fardeau économique" de l’abus d’opioïdes sur ordonnance aux États-Unis est de 78,5 milliards de dollars par an. C’est la plus importante épidémie de drogue de l’histoire des États-Unis, selon la chaîne PBS. Mais cette crise n’est pas uniquement qu’une question de santé publique. Elle est aussi éminemment politique et sociale explique à Sputnik Olivier Piton, avocat qui a un cabinet à Paris et un à Washington, observateur assidu de la société américaine.
"C’est un phénomène dont on a pris la mesure au début du mandat de Donald Trump. C’est un type de drogue et d’addiction qui touche en particulier les populations blanches paupérisées", explique-t-il.
En effet, la dépendance aux opioïdes "ne se limite pas aux grandes villes", précise le CDC. Les effets de l’épidémie d’opioïdes "sont plus intenses dans les communautés rurales où les possibilités d’emploi sont souvent limitées et où l’isolement est omniprésent. Entre 1999 et 2015, les taux de mortalité liés aux opioïdes dans les zones rurales ont quadruplé chez les 18-25 ans et triplé chez les femmes."
"Ça ne veut pas dire qu’il n’y a que les populations blanches paupérisées", précise Olivier Piton. En effet, "si la crise des opioïdes a été caractérisée par le fait qu’elle touche principalement les Américains blancs, un nombre croissant de Noirs américains ont également été touchés", rappelle le New York Times. De 2018 à 2019, le taux de décès dus aux opioïdes chez les Noirs a augmenté de 38%. Toutefois, "en proportion des autres drogues, la portion des populations blanches paupérisées est surreprésentée", résume Olivier Piton.
Pire épidémie d’addiction de l’histoire des USA
"C’est dû à un déclassement lié à la crise économique et sociale qui mène à une paupérisation générale, y compris chez les Blancs", explique-t-il, avant de poursuivre: "C’est cette même population qui avait amené Trump au pouvoir". Péjorativement qualifiées de "White trash" (littéralement "déchets blancs"), ces populations majoritairement rurales, qui se décrivent elles-mêmes comme la "majorité silencieuse", ont été abandonnées économiquement et politiquement par l’État. En 2015, 16,7% de la population rurale était pauvre, contre 13,0% de la population urbaine dans son ensemble et 10,8% parmi les personnes vivant dans les zones suburbaines aisées.
Ces populations blanches rurales ont effectivement été frappées de plein fouet par la désaffection progressive de nombreux centres industriels qui, jadis, faisaient la force du pays. À cette peine économique s’ajoute une autre, peut-être plus profonde encore, une souffrance politique:
"Pendant un certain nombre d’années, et particulier sous le mandat d’Obama, on a refusé de considérer la majorité blanche pour ce qu’elle était. Jusqu’à Donald Trump, dans le spectre de l’offre politique, ces populations-là se sont senties abandonnées par le pouvoir politique", explique Olivier Piton.
Prise en étau entre la misère sociale et l’invisibilité politique, une partie de cette population s’est ainsi tournée vers ces paradis artificiels. "Ça a fait des ravages énormes", poursuit notre interlocuteur.
Face à cette crise, le gouvernement Trump avait décrété en 2017 "l’état d’urgence de santé publique". Le 45e Président des États-Unis avait débloqué une enveloppe de trois milliards de dollars par an pour faire face à l’épidémie et mis en place une série de mesures, mais celles-ci n’ont eu qu’un effet limité pour contenir l’épidémie.
Malgré les effets positifs de ces politiques les premières années, avec un nombre de décès par overdose de médicaments en baisse par rapport à son niveau record de 2017 à 2018, la pandémie de Covid-19 est venue mettre un coup d’arrêt à cette dynamique positive.
Internationalisation de l’épidémie
Après la publication de ces chiffres alarmant ce 17 novembre par le CDC, le gouvernement Biden a annoncé prévoir d’améliorer l’accès à la naloxone, un antidote capable de contrer une overdose. Mais pour Olivier Piton, le problème est ailleurs: "les mesures médicales sont de surface, le fond reste que ces populations blanches sont paupérisées. Il faut traiter le problème à la racine." D’autant que, comme le Covid-19, cette épidémie se diffuse.
Désormais, "les opioïdes touchent toutes les couches de la société: les cols bleus, les cols blancs, tout le monde. Ça ne s’arrête pas. C’est tous les jours. Et ça ne va pas en s’améliorant", s’alarmait dans les colonnes du Times Walter Bender, shérif adjoint dans le comté de Montgomery, dans l’Ohio.
L’épidémie a également fait son trou chez le voisin canadien. La consommation d’opiacés y a explosé. Le nombre d’hospitalisations dues à une intoxication aux opioïdes au Canada a augmenté de plus de 50% entre 2007-2008 et 2016-2017, selon un récent rapport publié par l’Institut canadien d’information sur la santé.
Et doucement, mais sûrement, ces opioïdes, qui peuvent être fabriqués en laboratoire, traversent l’Atlantique et viennent faire des ravages en Europe, notamment en France. En Europe, 5.000 décès par surdose d’opiacés ont été enregistrés en 2019 (+3% par rapport à 2018). En 2019 en France, 450 personnes sont mortes à la suite d’une overdose d’opioïdes. En 2021, l’accoutumance à ces substances provoque encore cinq morts par semaine. Et comme aux États-Unis, ce fléau affecte de manière disproportionnée les zones rurales victimes de la désindustrialisation.
Dans une étude de 2014 sur l’usage de drogues en milieu rural, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) mettait en lumière la surconsommation d’opiacés ou d’opioïdes dans les communautés rurales françaises. À partir de l’exemple du nord de la Meuse, "un territoire marqué par la relégation de ses habitants, due notamment à l’absence de proximité d’un centre urbain dynamique", l’OFDT a constaté un phénomène de cause à effet entre une très forte prévalence de consommation d’héroïne et d’interpellations pour usage illicite d’opiacés et le sentiment d’abandon politique et économique.
Laurent*, 28 ans, ancien SDF devenu mécanicien et consommateur d’opioïdes, habitant pour sa part le département du Loiret, en région Centre-Val de Loire, incarne le consommateur français-type: dans les colonnes du Monde, il raconte attendre le passage du camping-car de l’association d’aide aux usagers Espace deux fois par mois. Il vient y chercher "du matériel propre et des conseils" sur la consommation. "Cela m’évite de réutiliser mes seringues", explique-t-il.
Comme lui, ils sont de plus en plus nombreux à tomber dans cette dépendance extrêmement dangereuse pour la santé. Contrairement au monde associatif qui se mobilise, l’État français ne semble pas encore avoir pris la mesure du danger que peut causer cette épidémie. Un problème encore trop éloigné des métropoles que bichonnent les décideurs politiques, sans doute.
*Le prénom a été modifié