Libéralisation de l’énergie: les européistes échaudés par la flambée des prix du gaz?

Les contrats d’approvisionnement gazier à long terme, notamment avec la Russie, sont bénéfiques, estime Clément Beaune. Entorse au dogme européen de la libre concurrence ou examen de conscience face à des cours boursiers qui s’emballent? Analyse.
Sputnik

"Les contrats d’approvisionnement à long terme avec la Russie, ou d’autres, c’est une bonne idée. C’est ce qu’on défend au niveau européen!"

Sur le plateau de France 3, Clément Beaune s’est livré le 24 octobre à un numéro d’équilibriste. Interrogé sur les récentes déclarations de Vladimir Poutine, le secrétaire d’État chargé des Affaires européennes a concédé que les avantages tarifaires offerts par les contrats gaziers à long terme avaient été "déconstruits par certaines règles européennes. Il faut bien le dire."
Des déclarations qui ébaubissent, venant d’un membre d’un gouvernement résolument tourné vers Bruxelles. Cela dit, Clément Beaune a insisté sur le fait que la hausse de l’approvisionnement russe n’allait pas nécessairement de pair avec la mise en service de Nord Stream 2, mais pouvait très bien s’envisager à travers le réseau de pipelines existant. On ne se refait pas!

Hausse de l’approvisionnement en gaz russe à travers l’Ukraine

Des conseils que n’a pas attendus Gazprom. Les volumes de gaz russe envoyés aux Européens ont été rehaussés "au-delà de nos engagement contractuels", a rappelé Vladimir Poutine le 13 octobre, depuis le forum énergétique de Moscou. Cette hausse concerne tous les circuits d’approvisionnement. Y compris l’Ukraine, à travers laquelle les livraisons vers l’ouest ont augmenté de "plus de 10%" cette année, a précisé le chef d’État Russe.
Agacé par les relances de son interlocutrice américaine, sur l’"arme" gazière dont userait le Kremlin à l’égard de ses clients et quant à la possibilité d’un geste supplémentaire pour équilibrer le marché européen, le Président russe a pointé du doigt la baisse des approvisionnements de gaz naturel liquéfié en provenance des États-Unis. Sur ce marché européen de 14 milliards de mètres cubes, "environ la moitié est sous-approvisionnée par les opérateurs américains". Pour donner un ordre d’idée, la France a acheté 12,4 milliards de mètres cubes à Gazprom en 2020. En outre, Vladimir Poutine a promis : "Nous augmenterons d'autant que nous le demanderons nos partenaires."
Crise du gaz 2021
Flambée des prix de l’énergie: les Européens chérissent-ils les causes de leur malheur?
Le maître du Kremlin a sauté sur l’occasion pour rappeler plusieurs réalités économiques. La première, que les gisements gaziers qui approvisionnent l’Europe sont aujourd’hui dans le nord de la Russie et que les gazoducs font au plus court. Rediriger vers l’Ukraine du gaz produit dans la région de Yamal revient à rallonger le parcours de "2.000 kilomètres". In fine, cette différence est facturée au consommateur, explique le Président russe.
En outre, "80 à 85%" des installations ukrainiennes seraient "vétustes". Un état problématique qui accroît à la fois les risques d’accidents et la pollution générée par le transit.
Ultime vérité assenée par Vladimir Poutine, les conditions qui ont permis une telle flambée des cours du gaz sur les bourses européennes sont liées à la loi de l’offre et de la demande. Or les incidences de cette "main invisible du marché" ont été exacerbées par les Européens eux-mêmes.

"L’hiver a été froid, long, on n’a pas mis suffisamment de gaz dans les réservoirs, les éoliennes se sont arrêtées, les prix en Asie ont augmenté et le gaz s’est dirigé vers l’Asie au détriment de l’Europe", égraine le Président Russe, prenant à témoin les PDG de Total, BP, ExxonMobil et Daimler. "C’est cela qui a assuré cette flambée des prix sur le marché européen!"

Pour commenter les propos de Vladimir Poutine, certains médias occidentaux se sont contentés de lâcher une bordée de sarcasmes. Des journalistes s’empressant de reprendre les imprécations d’eurodéputés accusant Gazprom de manipuler les cours du gaz. Des assertions démenties par les faits. "Aujourd’hui, l’Allemagne achète le gaz non pas à 1.500 dollars [les 1000 m3, ndlr.]mais à 300!" lance le président Poutine, en référence au cours de l'or bleu en vigueur sur les bourses européennes. Il estime que Gazprom réaliserait bien plus de profits en alimentant les marchés gaziers "spot" des Européens.
Ces marchés à court terme, où les prix sont fixés au jour le jour, ont vu le jour au Royaume-Uni et en Belgique dans la foulée de la libéralisation des marchés de l’énergie (électricité et gaz) impulsée par l’Union européenne. Depuis son premier "paquet énergie", la Commission européenne a ainsi massivement légiféré depuis la fin des années 1990 (1998 pour le gaz et la directive 98/30/CE) afin d’en finir avec les contrats d’approvisionnement à long terme au-delà de vingt-cinq ans. Ces derniers étaient jugés contraires au principe de libre concurrence.

Les Européens ont-ils scié la branche sur laquelle ils sont assis?

C’est notamment sur cette base législative et idéologique que Kiev a saisi fin septembre la Commission européenne contre la Hongrie dans l’espoir de saborder un contrat gazier signé avec Gazprom. Ce contrat d’approvisionnement de quinze ans présente l’avantage aux yeux de Budapest de prémunir sa population contre les aléas boursiers. Naturellement, Kiev s’oppose à ces futures livraisons qui ne passeraient pas par son territoire…

"Il faut être tout à fait honnête, aujourd’hui, la Russie semble respecter les livraisons de gaz. Il n’y a pas de doute là-dessus… Beaucoup parlent de manipulation des cours, ce n’est pas ce qu’on observe", a renchéri Clément Beaune.

Toujours bloqué pour des questions réglementaires après que son chantier avait été retardé de près d’un an par les sanctions américaines, Nord Stream 2 n’est pas encore entré en service. Son remplissage total est envisagé pour la fin de 2021. Les Américains accusent d’ailleurs la Russie de mettre à profit cette crise gazière pour faire pression sur Bruxelles. Côté français, on voit d’un mauvais œil l’ouverture de cette conduite de gaz qui doublera les importations via l’Allemagne (55 milliards de mètre cubes) conférant à cette dernière un avantage certain pour s’arroger la place de premier hub énergétique sur le Vieux Continent.
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