Les Burundais viennent de commémorer le 28e anniversaire de la mort du Président Melchior Ndadaye. Le premier Président démocratiquement élu au Burundi a un temps suscité de l’espoir dans ce pays trop miné par les tensions et conflits ethniques. Sa mort brutale, intervenue le 21 octobre 1993 à Bujumbura, quand ce Hutu a été assassiné par des membres de l’armée burundaise essentiellement contrôlée par les Tutsis, mit fin à cette (trop) courte expérience, mais contribua à créer l’idéal que Melchior Ndadaye incarne désormais.
Tout commence en juin 1993. Le Burundi organise ses premières élections pluralistes et démocratiques et Melchior Ndadaye, 40 ans, est élu Président de la République, mettant fin à des décennies de régimes autoritaires à parti unique dominés par la minorité tutsie du parti Union pour le progrès national (UPRONA). La victoire du nouveau Président se heurte rapidement à la résistance de l'élite tutsie. Le 21 octobre, des officiers tutsis de l’armée assassinent Melchior Ndadaye, plongeant le Burundi dans une interminable guerre civile qui durera près d’une décennie et fera près de 300.000 morts. Grâce à la médiation de Nelson Mandela, les belligérants s’engagent, non sans difficulté, à taire les armes. Les accords d’Arusha signés en 2000 établissent un savant équilibre politico-ethnique entre la majorité hutue qui forme environ 80% de la population et la minorité tutsie.
"Le père de la démocratie"
Plus de deux décennies après son assassinat, le nom de Melchior Ndadaye est et reste celui qui fait le plus d’unanimité au Burundi et même chez les observateurs étrangers de la question burundaise. L’homme était apprécié pour son ouverture et son combat pour l’édification d’un État de droit dans un Burundi marqué par des années de massacres ethniques à répétition depuis son indépendance en 1962. "C’était un homme très intelligent, charismatique. Il avait une volonté de jeter les passerelles entre les ethnies, il avait une volonté farouche de réconcilier les Burundais", affirme à Sputnik René Lemarchand, professeur émérite à l’université de Floride et spécialiste du Burundi, pour qui "la mort de Ndadaye a été une énorme perte pour le Burundi".
Dès son arrivée au pouvoir, Melchior Ndadaye, plutôt que de monopoliser le pouvoir que venait de lui confier le peuple burundais à travers les urnes, décide de codiriger le pays avec les perdants. À cet effet, il nomme Sylvie Kinigi, une Tutsie de l’UPRONA, au poste de Premier ministre. Ce geste du Président nouvellement élu visait à promouvoir la réconciliation et un sentiment de cohésion nationale dans un pays qui avait toujours vécu au rythme de tensions et de guerres "interethniques" entre les deux composantes de la population (Hutus et Tutsis) enfermées dans une logique de haine réciproque et de confrontation permanente.
Tous ceux qui ont connu Ndadaye de près ou de loin s’accordent à dire que l’homme est "le père de la démocratie" au Burundi. "Un visionnaire, une personnalité très engagée qui voulait faire du Burundi un pays de paix, surtout après tout ce que le pays avait connu, notamment le génocide des Hutus en 1972", explique à Sputnik l’ancien Président burundais Sylvestre Ntibantunganya (8 avril 1994 au 25 juillet 1996) qui a très bien connu le chef de l’État assassiné. "Ndadaye disait qu’il fallait construire un Burundi en paix, uni et prospère. Pour tout dire, il voulait un Burundi démocratique qui rassure les uns et les autres", ajoute-t-il.
Léonard Nyangoma, vétéran de la politique burundaise (il est fondateur de l’actuel parti au pouvoir) et proche ami de Melchior Ndadaye, n’en pense pas moins de ce dernier. "Brillant", "unificateur", "charismatique", les mots élogieux ne manquent pas pour décrire l’ancien chef de l’État...
Entre conflit ethnique et système de domination
Il convient par ailleurs de souligner que, à l’instar des Hutus et des Tutsis du Rwanda, les Hutus et les Tutsis du Burundi sont loin d’avoir les caractéristiques qu’on leur prête pour légitimer une lecture essentiellement ethnique du conflit qui les a opposés. "C’est un problème de classe. Il y avait les exploiteurs qui étaient Tutsis et les exploités hutus", souligne Léonard Nyangoma à Sputnik. En outre, les différents conflits auxquels le Burundi a été confronté dans son histoire ont toujours été des conflits de pouvoir dans lesquels les acteurs politiques n’ont pas hésité à instrumentaliser les identités ethniques pour arriver à leurs fins.
C’est justement contre cette façon de faire que Melchior Ndadaye militait. Il voulait rompre ce cycle pervers caractérisé par un rapport de domination pernicieux qui ne faisait que nourrir les rancœurs et l’animosité des uns et des autres. Une tâche qui était loin d’être facile en raison de la culture de la violence qui a longtemps régné dans le pays, affirme à Sputnik Jean-Marie Ngendahayo, ancien ministre et proche de Ndadaye.
Et aujourd’hui?
À la question de savoir si l’héritage du Président Melchior Ndadaye a survécu à l’épreuve du temps et des adversités auxquels le Burundi a été confronté depuis son assassinat, les avis sont nuancés tout en convergeant. Pour Léonard Nyangoma, Ndadaye a planté dans l’esprit des Burundais la nécessité de défendre la démocratie par tous les moyens. "Il nous a légué un grand héritage qui n’est pas matériel, mais politique", raconte-t-il avant d’ajouter: "Il a créé en nous un esprit de résistance contre toute force qui chercherait à usurper la démocratie".
L’ancien Président burundais Sylvestre Ntibantunganya estime lui aussi que l’héritage de Ndadaye est indéniable dans la mesure où son approche du problème burundais a été imitée par les belligérants burundais, notamment lors des négociations à Arusha, en Tanzanie. "Son héritage a été préservé du fait que, après sa mort, nous avons privilégié la voie de la négociation pour résoudre le conflit burundais", observe-t-il. Une analyse de la situation que ne partage pas nécessairement Jean-Marie Ngendahayo.
Selon lui, les négociations d’Arusha n’ont été rien de moins qu’un bal d’hypocrites. Si elles ont eu lieu, c’est parce qu’il y avait un renversement de perspective à partir du moment où les Hutus, après l’assassinat de Ndadaye, avaient pris les armes et avaient réussi à renverser le rapport de force, forçant l’establishment militaire au pouvoir à accepter la voie du compromis. Pour Ngendahayo, les choses sont très claires à cet égard. "Il a fallu que naisse une guérilla armée pour combattre le pouvoir en place, une guérilla qui était soutenue par la population, pour que les choses changent", fait-il valoir. Et de poursuivre: "Nous avons aujourd’hui au pouvoir des gens qui ont été élus, moins par la force des urnes que par la force des armes...".
En outre, le Burundi d’aujourd’hui est le produit d’une dynamique politique dans laquelle les concessions ont été obtenues au forceps à Arusha après que le maquis l’a emporté sur l’armée régulière. Pour autant, cela n’a pas empêché le pays de poursuivre dans l’esprit des accords d’Arusha. La grave crise politique du printemps 2015, consécutive à la décision du Président Pierre Nkurunziza de briguer un troisième mandat, "en violation des accords d’Arusha et de la Constitution de 2005", selon ses détracteurs, a plongé le Burundi dans une certaine instabilité, sans toutefois l’embarquer dans la spirale de violence irréversible à laquelle le pays s’était habitué dans le passé.
Certes, la tentative de putsch manqué de mai 2015 a étalé au grand jour les dissensions et les ressentiments qui traversent le camp du pouvoir, notamment l’appareil sécuritaire et l’armée, mais reste que les Burundais, dans leur majorité, se sont refusés à céder aux démons de l’ethnicisme, en dépit des tentatives d’instrumentalisation des identités par certains politiciens. Un héritage du Président Ndadaye, croient unanimement toutes les personnalités burundaises susmentionnées.
Le Burundi et ses vieux démons
Depuis son indépendance en 1961, le Burundi a connu des conflits armés récurrents, des tensions ethniques et des troubles civils au cours desquels des crimes contre l’humanité, de viols massifs et systématiques et d’autres violations flagrantes des droits de l'homme ont été commis. Outre la guerre civile de 1993, le massacre des Hutus de 1972, que d’aucuns qualifient de génocide, est sûrement le plus emblématique. Quelque 100.000 personnes ont été tuées dans ce qui apparaît comme une stratégie de décapitation de la société hutue, laquelle devait poser les bases d’un ordre social nouveau totalement dominé par la minorité tutsie et dans lequel la majorité hutue a été presque entièrement exclue des fonctions importantes au sein des institutions de l’État. Une époque qui semble aujourd’hui révolue...